Une guerre pour l’eau à cause du barrage Renaissance en Ethiopie

Henri Voron

Tout le monde sait bien que sans le Nil, l’Egypte n’existerait pas. Ni la formidable civilisation née au bord de ce fleuve depuis 5 000 ans. Donc, « touche pas à mon fleuve » ! Diplomates, militaires, militants écologistes, braves fellahs se sont convertis en « lanceurs d’alerte ». Les Ethiopiens, en construisant le grand barrage hydroélectrique « Renaissance » sur le Nil bleu vont « assécher » le Nil et tuer l’Egypte ! Car, si on barre un fleuve, le fleuve est « barré » ! Il n’y a plus une goutte d’eau qui coule en aval. Cette idée reçue et totalement fausse est bien ancrée dans les mentalités et l’opinion commune. Pour qui, tout barrage est un crime vis à vis des usagers à l’aval.

Cette affirmation fausse et « délirante » provient de la méconnaissance totale du vrai débit annuel des fleuves ou rivières en comparaison du volume retenus dans tous des barrages du monde. En fonctionnement stabilisé après sa construction, le débit du fleuve en amont du barrage va se retrouver à 100 % en aval, par turbinage, ou par fonctionnement du trop-plein (l’évacuateur de crues en terme plus technique). Le barrage crée un stockage d’eau, un réservoir, un lac artificiel. Mais ce stock est évidemment traversé par le flux primitif du fleuve.

Un barrage hydro-électrique ne consomme pas d’eau[1]. Au contraire, il est impératif pour l’exploitant qu’il la rejette vers l’aval en la turbinant. Ce barrage va permettre de récupérer l’énergie de l’eau, mais sans la consommer. En outre, de nombreux barrages hydroélectriques, dont le volume est assez grand pour ce faire, régule le débit, le plus souvent très variable des fleuves. Ils encaissent les crues, ce qui permet de protéger l’aval contre les inondations et d’en récupérer l’énergie. A contrario, ils soutiennent les étiages. Car le gestionnaire du barrage va produire de l’électricité toute l’année. Le fleuve, en aval, aura un débit plus régulier, ce qui favorisera tous les usages de l’eau : navigation, eau potable, irrigation ou barrages hydro-électriques en aval. Le barrage rendra en aval à la fois autant d’eau et mieux d’eau, car mieux répartie dans le temps.

Le barrage « Renaissance » en Ethiopie : enquête[2]

Il est en voie d’achèvement en 2024. Situé sur le Nil bleu, à une centaine de kilomètres de la frontière entre l’Ethiopie et le Soudan, c’est un barrage poids de 170 m de haut. La surface du réservoir (ou retenue, ou lac de barrage) est de 168 000 hectares. Son volume est estimé à 70 milliards de m3 environ. Le débit estimé du Nil Bleu au droit de ce barrage est de 40 milliards de m3 par an.

La puissance installée atteindra le chiffre élevé de 6 450 mégawatts. La production d’énergie pourrait atteindre environ 30 000 gigawattheures, ou 30 térawattheures, ce qui est considérable. Une production indispensable à l’Ethiopie, avec sa population de 100 millions d’habitants, et une économie en plein développement. Par comparaison, la France produit et utilise environ 470 térawattheures d’énergie électrique.

Le barrage sera équipé de turbines et l’eau sera rejetée dans le cours d’eau naturel en aval. Il n’est prévu aucun ouvrage de prise pour l’irrigation. Les Ethiopiens ne prévoient aucune irrigation sur leur territoire. Le relief ne s’y prête pas. De plus, les hauts plateaux sont bien arrosés en saison des pluies. Cette agriculture pluviale suffit largement aux besoins du pays.

Les pertes par évaporation sur le futur lac peuvent être estimées à un milliard de m3, ce qui est faible par rapport au débit moyen annuel de 40 milliards de m3.

L’hydrologie du Nil bleu[3].

Le débit de ce fleuve est marqué par une grande variation entre la saison des pluies (juillet, août, septembre) pendant laquelle le débit atteint 5 700 m3/s et la saison sèche où ne subsiste qu’un « filet d’eau » de 150 m3/s. Une variation de 1 à 15 environ.

A l’aval du barrage, l’exploitant devrait débiter sur la base d’un débit d’exploitation complètement régularisé qui pourrait tourner autour de 1 000 m3/s environ. Car Addis-Abeba et tout le pays ont besoin d’électricité en permanence. Des modulations journalières ou saisonnières seront possibles facilement (pointes horaires de 18 à 22 heures par exemple).

Les vraies conséquences sur l’aval au Soudan

A l’exception des pertes par évaporation sur le plan d’eau, qui sont négligeables (3 % du débit), le Nil Bleu va descendre vers le Soudan comme avant. Il va très vite rejoindre le lac de retenue du barrage de Roseires, dont personne ne parle. C’est un barrage de faible hauteur. Sa puissance est de 280 mégawatts, soit à peine 5 % de celle de Renaissance. Le volume de sa cuvette n’est que de 7,4 milliards de m3. En revanche la surface du plan d’eau est cinq fois supérieure à celle de Renaissance. Donc les pertes par évaporation peuvent être estimées à 5 milliards de m3, ce qui est beaucoup.

La cuvette ou retenue de ce barrage est beaucoup trop petite pour encaisser toutes les crues de la saison des pluies, dont le volume cumulé est d’au moins 20 milliards de m3. Donc le barrage déverse par son « trop-plein » ou « évacuateur de crues ». L’eau n’y est pas « gaspillée », car elle continue vers l’aval. En revanche son énergie est perdue.

Avec le barrage Renaissance, tout change. Le débit du Nil bleu devient quasiment constant au niveau de 1 000 m3/s environ. Donc Roseires ne déversera plus pendant la saison des pluies. Toute l’eau sera valorisée, en étant turbinée à 100 %, 12 mois sur 12…. La production d’énergie devrait donc doubler ou tripler. L’irrigation en aval de ce barrage, dont le Soudan a besoin, sera également rendue plus facile par ce débit régulé. Le Soudan est le grand gagnant de la construction du barrage éthiopien.

Les vraies conséquences sur l’aval en Egypte

Les eaux régulées du Nil bleu vont aller se jeter dans le gigantesque lac Nasser, de 500 km de long, d’une surface de 620 000 hectares et d’un volume de 170 milliards de m3. Le barrage d’Assouan pointe à 2 100 mégawatts de puissance pour une production annuelle de 10 000 gigawattheures (ou 10 térawattheures). Soit trois fois moins que Renaissance.

Les pertes sur le plan d’eau sont d’au moins 10 milliards de m3, sous le très chaud soleil du Sahara, et pour une grande surface d’évaporation. On ne voit pas bien comment l’Egypte et le Soudan pourraient donner des leçons dans ce domaine à l’Ethiopie, dont les pertes de Renaissance sont d’un milliard de m3 seulement…. En termes de volumes d’eau globaux arrivant au lac Nasser, puis turbinés à Assouan, l’impact de Renaissance est négligeable. Du même ordre de grandeur que l’incertitude statistique sur les dits volumes.

En revanche, les apports régularisés du Nil bleu, lissés sur l’année, devraient contribuer à stabiliser le niveau du lac à un niveau plus élevé. Donc donner une hauteur de chute plus grande aux turbines du haut barrage d’Assouan. Donc là encore, accroitre la production d’électricité. Une production d’énergie, qui, pour tous les barrages du monde, est proportionnelle au débit et à la hauteur de chute[4].

Le débit du Nil au Caire et à l’embouchure

Après tous les usages et pertes possibles et imaginables le long de ce fleuve, le plus long du monde (pertes par évaporation sur les lacs naturels dont le lac Victoria, dans les marais du « Sudd » au Soudan du sud, sur les lacs artificiels de Roseires, Assouan et bientôt Renaissance, par irrigation, fourniture d’eau potable, etc.), le débit du Nil à ses deux embouchures dans la Méditerranée (branches de Rosette et de Damiette) est de 2 830 m3 par seconde. Soit 90 milliards de m3 par an. Une simple promenade sur les ponts du Caire montre bien aux passants ou aux touristes les eaux d’un fleuve puissant, avec un débit soutenu toute l’année. Par comparaison le Rhône en Camargue débite 58 milliards de m3 par an.

Peut-on parler d’un énorme « gaspillage » d’eau estimé à 90 milliards de m3 perdus dans la mer. Il faut s’appeler Bonaparte pour oser dire en 1798 : « Si j’étais le souverain de l’Egypte, plus une goutte d’eau du Nil ne se jetterait dans la mer ».

Les faits lui donnent tort 200 ans après. Jamais l’Homme, ce microbe par rapport aux gigantesques débits des grands fleuves de la Planète, ne pourra consommer toute cette ressource. Mais l’idéologie du « manque d’eau » reste aujourd’hui la plus forte. Et la logique d’un nécessaire « partage de la ressource ». Or elle se révèle infinie par rapport aux besoins. Les chantres du « manque d’eau » ne chiffrent jamais la ressource, ni ses variations annuelles et interannuelles. Parce qu’ils n’y connaissent rien. Et parce que le dogme du manque d’eau est le plus fort. « Touche pas à mon dogme ».

Quand donc viendra le jour où décideurs, hommes politiques et leurs relais comprendront-ils que l’aménagement de barrages hydroélectriques en cascade le long d’un même bassin versant, en l’occurrence le Nil, est une opération gagnant-gagnant pour tous, y compris et surtout pour les pays aval ? Car cela permet d’encaisser les crues, souvent ravageuses, de soutenir les étiages et d’accroitre la production d’énergie hydroélectrique. Non polluante.

La guerre de Troie n’aura pas lieu. Ni les guerres pour l’eau. Les faits sont têtus et donneront raison aux spécialistes, dont l’auteur de ces lignes. Qui disent aux belliqueux de se calmer, car l’aval ne manquera pas d’eau. En revanche, l’Ethiopie pourrait vendre à l’Egypte son excédent d’électricité. Une bonne idée.  A un prix à négocier. Mais cela est une autre histoire.


[1] A l’exception des pertes par évaporation sur le lac de retenue dans les pays secs et chauds. Nous y reviendrons.

[2] Source : Wikipédia

[3] Source Wikipédia

[4] Selon la formule P = Q x g x h x rdt où P est la puissance en kilowatts, Q le débit en m3/s, g l’accélération de la pesanteur soit 9,81 m/s² et h la hauteur de chute en mètres, et rdt le rendement. Pour passer à l’énergie produite, exprimée en kilowattheures, il faut multiplier P par le nombre d’heures de fonctionnement.

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10 réflexions au sujet de « Une guerre pour l’eau à cause du barrage Renaissance en Ethiopie »

  1. Bonjour Henri, ce billet me ravi et me rappelle ma jeunesse. J’ai en effet passé 2 ans en Éthiopie de 1987 à 1989 pour le coopération militaire à l’époque. J’étais allé visité les magnifiques chutes du Nil Bleu. J’y suis retourné 30ans après en 2017 et j’y ai vu un pays transformé (dans le bon sens) par 3 décennies de croissance forte autour de 7-8%. Rien n’est parfait en ce bas monde, mais le développement certes chaotique de ce pays réchauffe le cœur malgré les difficultés qu’il rencontre. Développement de l’agriculture, accès à l’eau, métro, urbanisation, condition de la femme, mortalité infantile, recul de la malaria, scolarisation, etc… On sent que ça bouge.
    Concernant l’eau et la peur du manque d’eau que tu évoques, c’est assez consternant en effet. Ce printemps est bien humide et c’est tant mieux.
    Alors bien sûr les réchauffistes accusent le réchauffement climatique de ce “dérèglement” comme ils disent : “… avec le réchauffement climatique, ces phénomènes météorologiques jusque-là exceptionnels risquent de se répéter avec des perturbations toujours plus intenses” source https://www.tf1info.fr/meteo/video-reportage-plus-de-30-jours-de-suite-de-precipitations-au-dessus-des-normales-pourquoi-autant-de-pluie-en-france-2294159.html
    Mais ils étaient pourtant bien enclin à nous prévoir le contraire (trop sec : la peur que tu évoques) il y a trois mois avec l’assurance de madame Soleil (si j’ose dire) : 10/février/2024 “Alors que la douceur règne depuis plusieurs semaines sur notre pays au beau milieu de l’hiver, les prévisions des prochains mois ne sont pas des plus encourageants, le printemps et l’été prochain pourraient en effet s’avérer de nouveau plus chauds que la normale, mais aussi plus secs.” 😂 Source : “https://www.meteo-paris.com/actualites/vers-un-printemps-et-un-ete-chauds-et-plus-secs-en-france”.
    C’est pas mal comme boulot “journaliste” en fait. Tu peux dire n’importe quoi à des millions de personnes, t’es payé quand même, et t’es jamais emmerdé !
    Amicalement Dominique

    • Oui Dominique, mais Technocrate c’est encore mieux : t’es payé aussi, même si tu n’as rien à écrire, et au lieu de te faire emm….rder, c’est toi qui emm…rde les autres.
      Pas mal non ? J’y verrais bien MLA dans ce job, ça nous ferait des vacances sur MM&M…

  2. Bonjour Dominique et Henri. Quelle évidence que la description des bienfaits des barrages hydroélectriques qui ne font que réguler le flux et rendre cette eau plus utile. Je lisais un article sur la possibilité de construire d’autres barrages en France rendue impossible par de futures ZAD qui se déclencheraient aussitôt au nom de l’écologie. On n’a jamais eu aussi froid à Montpellier tout ce mois d’avril-mai, et pas mal d’eau aussi. Je suis toujours exaspéré d’entendre les commentaires sur les “normales” de saison. Comment peut-il y avoir des températures normales puisqu’on ne connaît pas le fonctionnement précis de l’atmosphère ? A la rigueur des moyennes me sembleraient plus crédibles, et encore, selon quelle période de référence ?
    Amitiés à vous deux !
    Jean-Michel

    • Oui, mais avez-vous remarqué que lorsque les températures sont inférieures à la moyenne (…) on les qualifie bien de cette façon dans les MMS, mais lorsqu’elles sont supérieures à cette même moyenne, elle sont systématiquement qualifiées de supérieures au NORMALES. On en m’enlèvera pas de l’idée que cette sémantique a été imposée d’en haut. Le gouvernement par la peur s’appuie sur mille petits détails de ce genre.

    • @JM Reboul : “On n’a jamais eu aussi froid à Montpellier tout ce mois d’avril-mai et pas mal d’eau aussi”
      Je lis les relevés de la station de Montpellier:
      PP: 109mm pour une normale 91-2020 de 100mm
      Tmm : +0,5°C au mois d’avril et -0,6°C pour celui de mai par rapport aux normales 91-2020
      Conclusion : Un bimestre montpellierain tout à fait dans les normes des trente dernières années et très loin d’être froid/frais. Pour exemple, les années 80 étaient bien plus fraiches.

  3. Bien d’accord avec votre étude sauf dans les cas , nombreux, où les barrages servent à l’irrigation du pays amont; l’eau est alors perdue pour l’aval. Regardez le débit insignifiant du Colorado quand il rentre au Mexique ou la quasi disparition de la mer d’Aral par les barrage sur l’Amou daria ou les menaces perpétuelles de la Turquie pour “fermer les robinets ” sur le Tigre et l’Euphrate et ainsi désertifier la Syrie et l’Irak. C’est , je pense, le cas le plus fréquent . Ce sont les barrages qui sont à l’origine de le “guerre de l’eau”.

    • Lisez bien l’article. Le barrage Renaissance est situé en un endroit où les prélèvements pour l’irrigation sont minimes:
      “Les Ethiopiens ne prévoient aucune irrigation sur leur territoire. Le relief ne s’y prête pas. De plus, les hauts plateaux sont bien arrosés en saison des pluies. Cette agriculture pluviale suffit largement aux besoins du pays.”

  4. Dans le cas du barrage éthiopien, ce n’est pas tant le barrage qui effraie l’Egypte et le Soudan que le nouveau rapport de force politique avec leur voisin que ce barrage crée. En effet, dès lors que l’opérateur du barrage est un monopole d’état politisé, il ne faut plus compter sur sa rationalité économique pour garantir l’avenir.

    Cette affaire montre aux plus naïfs que les arguties écologistes sont exploitées pour servir un objectif politique, comme d’habitude et comme partout, notamment en France.

    Tout est faux chez les écolos.

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