Rémy Prud’homme [1]
Avant d’évoquer la renationalisation d’EDF voulue par le gouvernement Borne, il n’est pas inutile de revenir sur l’ouverture du capital effectuée en 2005 par le gouvernement Villepin. Celle-ci (outre l’intérêt de faire rentrer de l’argent dans les caisses d’un Etat déjà appauvri) était dictée par deux croyances à la mode du jour : que l’Etat était ontologiquement incapable de bien gérer une grande entreprise comme EDF ; et qu’une dose de capitalisme privé dans l’électricité produirait tous les bienfaits de la concurrence. Ces deux idées, plus ou moins imposées par l’idéologie bruxelloise, étaient fausses.
La preuve que l’Etat était parfaitement capable de gérer une entreprise comme EDF, c’est qu’il le faisait, et fort bien, depuis soixante ans. Dans l’après-guerre, EDF avait lancé avec succès un très important programme de centrales hydrauliques pour faire face à la forte croissance de la demande d’électricité. Dans les années 1970-80, EDF a lancé, avec un égal succès, un programme encore plus important de centrales nucléaires. Dans les deux cas, ces programmes ont été financés pratiquement sans subventions budgétaires, par des emprunts sur les marchés français et internationaux, emprunts qui ont ensuite été normalement remboursés au fil des années. EDF a ainsi assuré à la France une électricité fiable, bon marché, domestique, propre et même excédentaire. Ce succès reposait sur trois piliers. Les gouvernements, au niveau des Présidents de la République et des premiers ministres, faisaient les grands choix stratégiques (par exemple, pour la technologie nucléaire le choix entre la filière du CEA et celle de Westinghouse ; pour les industries des combustibles, des cuves, des turbo-alternateurs le choix délicat entre les avantages de la concurrence et ceux du monopole). Deuxièmement, la technocratie des ministères de l’Industrie et des Finances, et d’EDF, mettait ces choix en œuvre. Troisièmement, la direction d’EDF négociait avec la CGT l’adhésion des salariés (au prix de sursalaires raisonnables). A tous les niveaux, compétence et responsabilité.
La preuve qu’une dose de capitalisme privé dans le système n’allait pas nécessairement le rendre plus efficace est que cette dose a au contraire favorisé tous les gaspillages. Elle concernait la privatisation de 15% du capital, et aussi (en fait surtout) la création d’entreprises privées de production d’électricité qui allaient, croyait-on, défier EDF sur un marché ouvert de l’électricité. Ces deux espoirs ont été complètement déçus. Les petits porteurs qui avaient souscrit au capital étaient trop peu nombreux et trop peu organisés pour avoir la moindre influence sur les décisions de l’établissement. C’était l’Etat seul qui décidait de tout. Mais les technocrates compétents d’hier étaient remplacés par des membre de cabinets ministériels brillants – qui de plus n’ont jamais déjeuné avec un syndicaliste. Quant aux « entreprises nouvelles et innovantes » qui devaient se créer et concurrencer EDF, on les attend toujours. On a bien vu apparaître des dizaines de marchands qui pour la plupart n’ont jamais produit un seul KWh d’électricité. L’Etat a alors été conduit à obliger EDF à vendre (à un prix faible) le quart de sa production nucléaire à ces commerçants – qui le revendent aux utilisateurs. Il y a bien des producteurs indépendants d’électricité éolienne et photovoltaïque, mais le prix auquel ils vendent leur électricité est fixé ou négocié à l’avance avec l’Etat ; il comprend une bonne subvention ; et surtout il n’a rien à voir avec un quelconque marché. La concurrence sans concurrents est une pseudo concurrence, qui ne peut pas apporter les bienfaits attendus d’une vraie concurrence.
Faut-il pour autant renationaliser EDF ? En réalité, cela n’a aucune importance. Passer de 85% à 100% du capital ne donnera pas davantage de pouvoirs à l’Etat, et ne le rendra pas capable de mieux utiliser le pouvoir qu’il a déjà. Considérez par exemple le cas du PDG. Celui-ci joue un rôle important dans l’efficacité de l’entreprise. Le succès des années 1970-80 doit beaucoup aux qualités intellectuelles et humaines extraordinaires de Marcel Boiteux, son PDG d’alors. Le Président de la République nommera le prochain PDG, mais le pourcentage de l’Etat dans le capital d’EDF n’a rigoureusement rien à voir avec son choix. Les problèmes très sérieux d’EDF viennent de la (mauvaise) qualité des décisions imposées par l’Etat à l’entreprise (par exemple : fermez Fessenheim, et quelques mois plus tard : construisez 6 réacteurs), pas de l’impossibilité pour l’Etat d’imposer ces décisions.
Le « tout public !» pour l’EDF d’aujourd’hui est à peu près aussi vain que le « tout concurrence !» pour la SNCF il y a cinq ans (qui n’a pratiquement rien changé). Ces « hare Krishna ! » idéologiques servent surtout à nous empêcher d’analyser les vrais problèmes et d’essayer d’y porter remède.
[1] L’auteur a eu l’honneur de siéger de 1975 à 1980 à la Commission PEON (Production d’Electricité d’Origine Nucléaire) qui a préparé et suivi le programme nucléaire civil français. Personne ne connaissait, ni se souciait, de l’orientation politique des membres de cette commission.
Toujours un grand plaisir de vous lire Mr Rémy Prud’homme.
Il est dommage que vos articles n’apparaissent pas sur lemonde.fr, à la place des brèves quasi quotidiennes sur le thème de l’abomination que constituent de fortes chaleurs en été.
Depuis l’annonce gouvernementale, l’action EdF est en train de remonter. Ce qui veut dire que le coût de rachat de l’entreprise va augmenter… Et, en bon complotiste que je suis et que j’assume, ce n’est sans doute pas un hasard!