Par Christian Lévêque (*)
(*) Christian Lévêque est directeur émérite de l’Institut de Recherche et de Développement ( IRD France, anciennement ORSTOM ). Chercheur en hydrobiologie, spécialiste des milieux aquatiques continentaux, président honoraire de l’Académie d’agriculture de France et membre de l’Académie des sciences d’outre mer. Ancien directeur du programme vie et sociétés du CNRS, il a participé à la conférence de Rio et aux premières réunions de la Convention sur la diversité biologique ainsi qu’aux programmes internationaux. Ses recherches sur la biodiversité l’ont conduit à écrire de nombreux ouvrages sur la question, et amené à une réflexion épistémologique sur l’écologie.
L’objectif de la loi est « d’enrayer l’effondrement de la biodiversité en Europe », un élément de langage classiquement utilisé par les mouvements militants à la recherche de financements. Les pays européens sont tenus de remettre en bon état, d’ici à 2030, au moins 30% de certains habitats spécifiques estimés en mauvais état, puis 60% de ces habitats d’ici à 2040 et 90% d’ici à 2050. En bref si 81% des habitats européens sont en mauvais état, comme le dit l’UE, on voit l’ampleur de la tâche. Mais quel état sera jugé bon ? C’est ici que réside un flou sémantique. Bon et mauvais état sont des jugements de valeur subjectifs qui font implicitement penser qu’il existe un état standard de référence. Cette loi est ainsi basée sur une vision fixiste de la nature, autrement dit sur une fiction.
81% des habitats européens sont-ils vraiment en mauvais état ?
D’après l’UE, 81% des habitats européens seraient en mauvais état[1] et il faut les restaurer. Evidemment ce sont les humains qui en sont la cause. 81% C’est un chiffre choc, destinée à justifier l’urgence des mesures qui seront proposées, qui cache en réalité de fortes disparités régionales. On est en droit de se poser la question de la pertinence de ce chiffre qui sert d’argument pour mettre en place des programmes coûteux.
Si on peut admettre que les paysages de grande culture de Beauce ne constituent pas des habitats favorables à une flore et une faune diversifiée, notre pays que je parcours assez souvent est loin d’offrir un spectacle affligeant en matière de milieux naturels. Non seulement il existe encore de très grandes surfaces assez peu anthropisées, mais tous nos aménagements ont-ils entrainés une dégradation de la nature ? Prenons l’exemple du bocage : Historiquement c’est un milieu artificiel créé en détruisant un milieu naturel (une forêt) pour y installer des hommes, des cultures et de l’élevage. De même que nos alpages entretenus par les activités pastorales. On déplore d’ailleurs la fermeture des paysages quand ces activités déclinent. Quant à la Camargue, système écologique artificiel aménagé pour la riziculture, traversée de canaux et protégée par des digues, elle a été labellisée site Ramsar de conservation de la nature. C’est même un « parc naturel » … Le lac de Der-Chantecoq, barrage réservoir sur la Marne, destiné à préserver Paris des crues, a lui aussi reçu ce label. L’un et l’autre sont des systèmes anthropisés devenus des spots ornithologiques. Et que penser de nos grandes zones d’étangs et de forêt l’exemple de la Sologne de la Brenne, de la Dombes, etc., qui sont aussi de milieux créés par l’homme, de même que nombre de nos systèmes forestiers à l’image des Landes ! On sait aussi que contrairement à une idée reçue, les villes ne sont pas des déserts biologiques, de même que le péri urbain qui offre de nombreuses ressources à une flore et une faune commensale, et même à diverses espèces protégées.
J’ai donc beaucoup de mal, partant de ce constat, que tout un chacun peut ou non partager, à comprendre comment on peut affirmer que 81% de nos habitats doivent être restaurés si ce n’est de penser que les chiffres sont instrumentalisés ?
Que faut-il entendre par « bon état » de la nature ?
Le bon état est un poncif qui revient à tout propos dans les écrits de la directive européenne comme si c’était une référence mythique. On la définit ainsi : le “bon état” est « l’état dans lequel ses caractéristiques clés, en particulier la structure et les fonctions, ainsi que les espèces typiques ou la composition typique en espèces d’un type d’habitat, traduisent le niveau élevé d’intégrité écologique, de stabilité et de résilience nécessaire pour assurer son maintien à long terme et contribuent ainsi à atteindre ou à maintenir un état de conservation favorable ».
Une telle définition est typiquement une vision fixiste de la nature qu’il s’agit de protéger ou de restaurer dans son intégrité. C’est la transposition de la vision mécaniste du fonctionnement de la nature assimilée à une machine dont toutes les pièces sont nécessaires à son fonctionnement. Si une pièce manque le système dysfonctionne… mais la nature n’est pas une machine, et sa composition évolue en permanence comme elle l’a montré depuis des millénaires. Cette vision obsolète du fonctionnement de la nature structure toujours la pensée des ONG de conservation de la nature et de certains scientifiques qui cherchent à protéger la nature des activités humaines dans des aires réservées. C’est une réminiscence de la pensée créationniste selon laquelle le monde a été créé parfait et immuable par Dieu, toujours vivante dans la société actuelle. Or, on sait maintenant que la nature, en présence ou non des humains, évolue en permanence à tous les niveaux d’intégration du vivant, des gènes aux écosystèmes. On sait aussi que les espèces se déplacent spontanément ou transportées par des animaux, dont l’homme. On sait notamment que la nature européenne a été soumise à de nombreuses reprises à des cycles des glaciation qui ont été des périodes d’érosion massive de la biodiversité sur tout l’hémisphère nord, sans aucune mesure, avec ce que nous connaissons aujourd’hui. C’est pourquoi parler d’effondrement est particulièrement déplacé. Autrement dit envisager de « maintenir un état de conservation favorable à long terme » est tout simplement de la fiction. La nature est adaptative, elle l’a largement prouvé. L’esprit de cette directive s’inscrit dans une vision statique de la nature qui n’a rien à voir avec l’état d’avancement des connaissances de la dynamique des systèmes naturels, fortement contingente d’une part, et fortement dépendante d’autre part des aléas naturels pour ne pas dire du hasard.
Le citoyen doit alors se poser la question de la mise en œuvre de politiques environnementales basées sur un objectif aussi peu crédible.
Le cas de la restauration des milieux aquatiques. Quels retours d’expérience ?
Parmi les mesures listées par l’UE, je prendrai pour exemple celle de rétablir au moins 25 000 km de cours d’eau à courant libre d’ici à 2030. Selon l’article 9 de la loi sur la restauration « Les États membres suppriment les obstacles artificiels à la connectivité des eaux de surface …les États membres visent en priorité ceux qui ne sont plus nécessaires pour la production d’énergie renouvelable, pour la navigation intérieure, pour l’approvisionnement en eau, pour la protection contre les inondations ou pour d’autres usages ».
Or dans ce domaine de la restauration des habitats aquatiques nous avons des retours d’expériences…. Celle de la loi sur la restauration de la continuité écologique des cours d’eau promue par le Grenelle de l’environnement en 2007 suivie d’une circulaire du 25 janvier 2010. Elle affichait concrètement pour objectif de restaurer les effectifs de poissons migrateurs amphihalins, en fort déclin, en rétablissant par la suppression des barrages, la libre circulation dans les cours d’eau, afin de permettre aux reproducteurs d’atteindre les lieux de fraie. Ce qui pouvait apparaitre logique si ce n’est que les mesures proposées ne répondent pas au problème.
Vu le nombre d’exceptions mentionnées ci-dessus par la loi, on se demande ce qui reste à supprimer ? Or on sait qu’historiquement les populations de migrateurs étaient abondantes alors que les moulins étaient nombreux sur nos cours d’eau. Les poissons migrateurs ont commencé à décliner avec la construction à l’aval des fleuves, fin XIXe-début XXème siècles, des grands barrages de navigation ou hydroélectriques. Mais l’usage de ces grands barrages par exemple qui sont des obstacles majeurs à la remontée des migrateurs, les mettent à l’abri des destructions. Donc la question reste entière ! D’autre part des scientifiques avaient émis des critiques sur cette démarche sectorielle, en rappelant que la qualité des eaux et des habitats était une priorité pour le rétablissement des populations de migrateurs, ainsi que la gestion des captures (Bravard & Lévêque, 2020[2]). Les promoteurs de la continuité écologique ont écarté ces bémols et les agences de l’eau se sont empressées de financer une politique de destruction d’ouvrages, s’inscrivant ainsi dans la démarche idéologique de rétablir des rivières « naturelles », et de favoriser le retour des poissons migrateurs, en appliquant des « rustines ». Alors que la loi prévoyait spécifiquement « l’entretien, la gestion et l’équipement des seuils ou barrages », elle a été détournée et s’est surtout traduite sur le terrain, par la suppression de milliers de seuils des moulins. Ce faisant on a supprimé les petites retenues associées à ces seuils, riches en espèces d’eau calme, ainsi que les zones humides adjacentes créées par les remontées de la nappe alluviale en bordure des retenues, dans lesquelles on trouve notamment des batraciens qui ne vivent pas en eau courante.
Le retour d’expérience est assez fâcheux pour les promoteurs de cette politique. Quinze ans après les résultats sont très loin d’être au rendez-vous. Les effectifs d’Alose sont au niveau le plus bas, et ceux des saumons sont en fort déclin malgré des activités complémentaires d’alevinage. Démonstration que les hypothèses étaient fausses et que les arasements des petits seuils n’ont eu aucun impact. On a détruit inutilement un patrimoine bâti, écologique et culturel, au seul profit, réel celui-là, du BTP. Car tout cela à un cout économique en plus du cout écologique.
Pire, on s’interroge maintenant sur les conséquences de la suppression des retenues quand les rivières s’assèchent en période estivale. Car il n’y a plus de zones refuges dans les cours d’eau qui permettent aux espèces de les recoloniser lors de la remise en eau…. Par ailleurs on s’interroge aussi sur le rôle que la suppression de ces retenues a pu jouer sur le plan hydrologique dans les épisodes de crues récents. Dans certains endroits elles jouaient, au même titre que les barrages réservoirs de la Seine, un rôle d’atténuation des crues …
Bref, il n’y a pas de quoi se réjouir de cette situation des populations de poissons migrateurs mais la politique nationale imposée par les mouvements écologistes est de toute évidence un échec. Pour les scientifiques la restauration des populations de migrateurs nécessite une démarche intégrée prenant en compte les divers paramètres environnementaux dont la qualité des eaux et celle des frayères. Sans compter les nombreuses inconnues sur le niveau des captures non déclarées (le braconnage) en mer comme sur terre. Autrement dit le problème est d‘une autre ampleur que la simple destruction des obstacles. Alors va-t-on poursuivre dans l’erreur et, avec la directive européenne, continuer à faire de la restauration placebo ?
Cette politique a été mise au service d’une vision téléologique et subjective de la nature (celle qu’une belle rivière est une rivière non anthropisée…), sans aucune anticipation sérieuse des conséquences hydrologiques, écologiques et patrimoniales de ces mesures.
Reste l’objectif affiché de retrouver des rivières naturelles ? Certes on peut apprécier la beauté d’un cours d’eau, mais le canal du Midi qui est un système artificiel est inscrit depuis 1996, sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO… Faut-il le restaurer ? C’est à dire en l’occurrence le supprimer ? On se trouve ici encore confronté à l’incohérence des discours conservationnistes.
En bref
Nos systèmes naturels européens sont tous des systèmes plusieurs fois remaniés par le climat et les humains. Il n’y a pas, et il ne peut y avoir de système de référence autre que celui que l’on s’imagine devoir exister. La question de la restauration n’est donc pas de retrouver une nature « naturelle » mais de se poser la question ; quelles natures voulons-nous ? qui fasse place à la fois à des questions d’éthique mais AUSSI aux questions relatives à la sécurité physique des humains, et aux usages économiques. Car faut-il le rappeler en ces temps difficiles, la rivière est aussi une arme de destruction massive. C’est pour répondre à ces préoccupations essentielles que nous avons aménagé notre milieu de vie. Les Occidentaux qui ont fait de la nature un produit de consommation, ont apparemment oublié que la nature était aussi une source de nuisances (Lévêque, 2023)[3].
[1] Vie publique : https://www.vie-publique.fr/en-bref/291774-biodiversite-accord-europeen-sur-un-texte-pour-restaurer-la-nature#:~:text=La%20loi%20europ%C3%A9enne%20sur%20la,d%C3%A9grad%C3%A9s%20d’ici%20%C3%A0%202050.
[2] Bravard J.P. & Lévêque C. 2020. La gestion écologique des rivières françaises. Regards de scientifiques sur une controverse. L’Harmattan
[3] Lévêque C., 2023.le double visage de la biodiversité. la nature n’est pas un jardin d’Eden L’Artilleur
Merci beaucoup pour cet article bien expliqué et argumenté – notamment le passage concernant la gestion des cours d’eau et le problème des travaux de suppression des obstacles à la migration des saumons !
Le bon sens … tout simplement !
Merci
Excellent et vrai spécialiste mais quasiment jamais invité sur un plateau TV ou radio ou cité dans notre presse torchon qui n’a d’yeux que pour les catastrophistes de tout poil.
Pour compléter, l’exemple des rivières Bretonnes sur Hydrauxois, une association de passionnés qui se bat contre la destruction de notre patrimoine hydraulique parfois pluri centenaires : http://www.hydrauxois.org/search/label/Saumon
Mais ce n’est pas grave, peu importe que cela ne serve à rien, on continue les dégâts. Cela fait tellement plaisir aux écologistes quand la sécheresse sévit, et pour garantir de bonnes futures sécheresses si chères à la propagande climato catastrophistes, quoi de mieux que de refuser de stocker l’eau quand il y en a de trop et détruire barrages et retenues existantes ?
La France n’a plus d’argent, il faut faire des économies parait-il et payer plus d’impôts, mais on en a plein de sous à jeter dans des destructions d’ouvrages de retenues d’eau partout en France, la France est même championne d’Europe du massacre http://www.hydrauxois.org/2024/10/la-france-championne-deurope-des.html
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Article intéressant pour qui découvre le sujet.