Le rapport Draghi : une vision erronée de l’avenir énergétique de l’UE

Quand la priorité climatique étouffe la réalité énergétique

par Samuele Furfari, Professeur émérite, Université Libre de Bruxelles et Professeur de géopolitique de l’énergie à ESCP London

Article initialement publié le 13 septembre 2024 par Science, climat et énergie


Le très attendu rapport de Mario Draghi sur la compétitivité de l’Union européenne vient enfin d’être publié (voir ici). Son retard suspect soulève des questions quant à une éventuelle manipulation de l’opinion publique à l’approche des élections européennes. Ce document, censé être une boussole pour l’avenir économique de l’UE, s’avère malheureusement être un compas déréglé, pointant obstinément vers une direction idéologique, au mépris des réalités énergétiques et géopolitiques.

Ce volumineux rapport, axé sur l’amélioration de la compétitivité de l’UE, aborde de nombreux points qui la pénalisent. Parmi ceux-ci figurent les choix de politique énergétique adoptés par l’UE depuis une décennie. Dans cette analyse, je me limiterai aux aspects concernant cette stratégie, m’abstenant de traiter des sujets hors de mon domaine d’expertise professionnelle. Hélas, en matière d’énergie, ce rapport préconise essentiellement de poursuivre la politique actuelle en lui allouant davantage de fonds publics. Si ces mesures sont appliquées, elles risquent de continuer à saper la force économique et la sécurité énergétique de l’UE, tout en n’ayant qu’un impact marginal sur les émissions globales. Il est fort probable que ce rapport sera instrumentalisé par Ursula von der Leyen pour étendre la portée du Pacte vert.

Paradoxalement, au vu des constats dressés par Mario Draghi lui-même, ce pacte mériterait plutôt d’être rebaptisé « Pacte noir ».

Trop tard !

La publication de ce rapport après les élections européennes soulève des interrogations légitimes sur la transparence démocratique. Les citoyens européens auraient dû avoir accès à ces informations avant de voter. Ce retard délibéré a privé le débat public d’une réflexion essentielle sur l’avenir de notre politique énergétique et industrielle. Draghi avait déjà esquissé les grandes lignes de son rapport lors d’une interview au Financial Times en avril dernier. Si le rapport avait été publié à temps, il aurait probablement influencé le résultat des élections, car il dénonce la situation préoccupante créée par les institutions européennes.

Le report de la publication est d’autant plus regrettable que le rapport Draghi, malgré ses insuffisances en matière de politique énergétique, contient des éléments qui auraient pu alimenter un débat constructif. Par exemple, le rapport semble minimiser l’importance du Pacte vert, une expression qui n’apparaît qu’une seule fois et de manière négative. « Plus important encore, le “Green Deal européen” reposait sur la création de nouveaux emplois verts, de sorte que sa viabilité politique pourrait être menacée si la décarbonisation conduit plutôt à la désindustrialisation en Europe — y compris des industries qui peuvent soutenir la transition verte. ».

Draghi ne semble pas se préoccuper des slogans, comme le font souvent les institutions européennes, mais est légitimement inquiet de la désindustrialisation qui pourrait résulter de la mise en œuvre du projet phare de Mme von der Leyen. Si ce rapport avait été publié avant les élections européennes, la reconnaissance des défis posés par la politique climatique à notre compétitivité aurait pu ouvrir la voie à une remise en question nécessaire de la stratégie énergétique de l’UE. Malheureusement, cela n’a pas été le cas, et le ressentiment contre le Pacte vert a été passé sous silence pour finalement maintenir Ursula von der Leyen à la tête de la commission et poursuivre sa politique climatique.

Un constat alarmant, des solutions inadaptées

Draghi ne mâche pas ses mots lorsqu’il déclare : « Pour la première fois depuis la Guerre froide, nous devons vraiment nous inquiéter pour notre survie ». C’est un constat que je partage depuis des années, mais pour des raisons bien différentes. Là où l’ancien président de la BCE voit un manque d’investissement dans les technologies vertes, je perçois une obsession écologique qui étouffe notre industrie et sape notre indépendance énergétique.

Le rapport souligne à juste titre que « les entreprises de l’UE sont toujours confrontées à des prix de l’électricité 2 à 3 fois supérieurs à ceux des États-Unis et à des prix du gaz naturel 4 à 5 fois plus élevés ». Cependant, au lieu de tirer les conclusions qui s’imposent sur l’échec de la politique énergétique européenne, Draghi persiste dans la voie de la transition verte à marche forcée.

Cette disparité des prix de l’énergie n’est pas anodine. Elle est le résultat direct des choix politiques européens en matière d’énergie et de climat. Alors que les États-Unis ont adopté la révolution du gaz de schiste, réduisant drastiquement leurs coûts énergétiques, l’UE s’est enfermée dans un cadre conceptuel qui limite la réflexion énergétique — que Draghi critique pourtant — qui a étouffé toute possibilité d’exploitation de ses propres ressources. Le résultat ? Une industrie européenne handicapée, qui perd chaque jour du terrain face à ses concurrents internationaux.

Perpétuer l’illusion des énergies renouvelables

Ce rapport exprime sa préoccupation concernant l’écart des prix de l’énergie et reconnaît implicitement que c’est en grande partie le résultat de politiques climatiques malavisées. Ces politiques ont imposé une transition rapide vers les énergies renouvelables intermittentes tout en fermant des centrales électriques nucléaires. Par exemple, les subventions massives accordées aux énergies renouvelables en Allemagne (plus de 30 milliards d’euros par an) ont certes augmenté la part des énergies renouvelables dans le mix électrique, mais ont également contribué à maintenir des prix de l’électricité parmi les plus élevés d’Europe, affectant la compétitivité des entreprises allemandes.

Au lieu d’inverser la tendance, M. Draghi préconise le renforcement de la politique de promotion des énergies renouvelables et l’accélération de leur déploiement. Cependant, cette politique a échoué. En effet, après 45 ans de promotion par la Commission européenne, nous sommes toujours contraints de les subventionner, soit directement, soit de manière dissimulée à travers les factures des consommateurs. Les directives de 2009 et 2018 ont même été remplacées et renforcées en 2023 pour imposer leur production non économique.

Ainsi, il néglige les principes fondamentaux de la physique et de l’économie des systèmes énergétiques. L’éolien et le solaire sont des sources d’énergie intrinsèquement intermittentes et variables ― deux mots absents du rapport ― qui pénalise si lourdement le coût de l’électricité à cause de la nécessité de faire fonctionner de manière sous-optimale le système électrique.   Loin de fournir une énergie « sûre et peu coûteuse », un système électrique dominé par les énergies renouvelables nécessite des infrastructures coûteuses de production de secours, de stockage et de transmission, ce qui a pour effet d’augmenter les coûts du système.

Le rapport cite le « fort potentiel d’innovation » de l’UE dans le domaine des technologies énergétiques propres comme un avantage concurrentiel. Pourtant, il ne reconnaît pas que la Chine domine déjà la production mondiale de panneaux solaires, d’éoliennes et de batteries, et qu’elle progresse rapidement dans des domaines où l’UE est encore en avance, comme les électrolyseurs, grâce aussi à son contrôle sur l’extraction et la transformation de minéraux tel que le lithium, le cobalt, le nickel, le cuivre et les terres rares. L’idée que l’UE puisse gagner la course des équipements des énergies renouvelables contre la Chine grâce aux subventions par les pouvoirs publics est fantaisiste.

Encore plus préoccupant, le rapport néglige en grande partie les besoins massifs en minéraux et les défis de la chaîne d’approvisionnement associés à une transition rapide vers les énergies renouvelables et les batteries. Il admet brièvement la forte dépendance de l’UE envers les importations de matières premières essentielles, mais ne propose aucune stratégie concrète pour remédier à cette vulnérabilité, à part de vagues suggestions de « diplomatie des ressources », comme encourager les investissements dans les pays tiers avec d’autres acheteurs « de pays stratégiquement alignés ». Le rapport fait également allusion à une idée que j’ai rencontrée il y a près de cinquante ans durant mes études et qui encore aujourd’hui relève de la science-fiction : l’exploitation des nodules des fonds marins… Ce n’est certainement pas de cette manière que nous allons rapidement relancer l’économie de l’UE. Cette approche dirigiste risque d’aggraver les distorsions déjà présentes sur le marché de l’énergie.

Négliger l’énergie nucléaire

Bien que le rapport mentionne le nucléaire comme une « source d’énergie propre » au même titre que les énergies renouvelables, il ne propose aucune stratégie sérieuse pour maintenir, et encore moins pour développer, le parc nucléaire européen. C’est un oubli majeur, compte tenu de la capacité unique de l’énergie nucléaire à fournir une électricité de base fiable, bon marché et à faible teneur en carbone. Les cinq fois où le mot « nucléaire » est utilisé, il est systématiquement associé et suit « énergies renouvelables ».

Le retrait malavisé de l’UE de l’énergie nucléaire — illustré par les fermetures politiques de centrales en Allemagne — a joué un rôle majeur dans les prix élevés de l’électricité sur le continent et dans la dépendance au gaz russe. Pourtant, au lieu de corriger cette erreur, le rapport se concentre presque exclusivement sur l’accélération du déploiement des énergies renouvelables.

Une stratégie de compétitivité sérieuse chercherait à rationaliser les réglementations et les financements pour permettre la construction rapide de nouvelles centrales nucléaires, y compris des réacteurs de conception avancée, de Génération IV ou des SMR dont tout le monde parle, sauf Draghi. Elle permettrait également de créer des conditions de concurrence équitables entre le nucléaire et les énergies renouvelables dans le cadre des politiques de décarbonisation. Quand on voit l’engouement dans le monde entier pour l’énergie nucléaire et la concurrence des Américains, Russes, Chinois et Coréens pour venir défier le seul constructeur de l’UE restant sur son propre territoire, il est surprenant que celui qui semble si préoccupé par la reprise économique n’en dise pas un mot. Le fait que le rapport néglige le nucléaire est symptomatique du parti pris irrationnel de certains décideurs européens à l’encontre de cette technologie essentielle, et ce rapport laisse à penser que l’ancien président du Conseil italien en fait partie.

L’ancien président de la BCE semble accorder plus d’importance à l’hydrogène, mentionné six fois, qu’au nucléaire (mentionné cinq fois), ignorant probablement que la filière nucléaire à haute température de la Génération IV est le seul moyen d’envisager une production autre qu’à partir du méthane de cette précieuse molécule de la chimie[1].

L’éléphant dans la pièce : le pétrole ignoré

Le rapport Draghi présente une myopie sévère en matière énergétique. Le mot « pétrole » n’y apparaît qu’une seule fois, comme si cette ressource, qui représente encore un tiers de la consommation énergétique finale de l’UE et du monde, était devenue négligeable. L’absence d’attention portée aux enjeux géopolitiques liés au pétrole est une faiblesse majeure du rapport.

Avec une consommation mondiale de pétrole légèrement supérieure à 100 millions de barils par jour, le pétrole reste indispensable pour les transports, l’industrie et de nombreuses autres activités économiques.

C’est pourquoi le pétrole est stratégique et il est surprenant que dans un rapport sur la compétitivité, Draghi ignore cette réalité. Sans pétrole, il n’y a plus de transport. Nos routes sont construites avec de l’asphalte, nos vêtements synthétiques proviennent de la pétrochimie, nos médicaments dépendent des dérivés du pétrole, sans pétrole il n’y aurait plus de câbles électriques alors que l’on prétend vouloir tout électrifier. 14 % du pétrole est utilisé par la pétrochimie (chimie et plastiques), l’UE veut-elle aussi l’abandonner ? Même les éoliennes et les panneaux solaires nécessitent du pétrole pour leur fabrication et leur transport. Prétendre construire une stratégie de compétitivité en ignorant cette réalité physique et géopolitique, c’est comme vouloir bâtir une maison en commençant par le toit.

Cette omission n’est pas anodine. Elle reflète une tendance dangereuse des institutions européennes à confondre politique énergétique et politique électrique. Or, l’électricité ne représente que 23 % de la consommation finale d’énergie dans l’UE. Ignorer les 77 % restants, c’est bâtir une stratégie sur du sable. Le pétrole reste le sang qui coule dans les veines de notre économie.

De plus, l’UE reste largement dépendante des importations de pétrole. En 2022, l’UE a importé 96 % de sa consommation de pétrole brut, 83 % du gaz naturel, 54 % de son charbon, soit en tout 57 % de son énergie. Cette dépendance a des implications géopolitiques majeures que le rapport Draghi semble ignorer. Notre compétitivité est directement liée à notre capacité à sécuriser ces approvisionnements pétroliers dans un contexte international de plus en plus tendu.

M. Draghi semble croire que l’abandon du pétrole renforcera la sécurité énergétique et l’autonomie stratégique de l’UE. En réalité, cela ne ferait que déplacer la dépendance des fournisseurs de pétrole, et de gaz, vers la domination de la Chine sur les chaînes d’approvisionnement en énergies renouvelables et les minerais essentiels. La « véritable politique économique étrangère » proposée par le rapport pour sécuriser les matières premières ne peut se substituer au maintien d’un bouquet énergétique diversifié comprenant la production nationale de pétrole et de gaz.

L’accent mis par le rapport sur la « réduction des dépendances » ne tient pas compte du fait que l’interdépendance énergétique a historiquement favorisé la coopération et des relations stables entre producteurs et consommateurs (Montesquieu et le doux commerce).

Une approche véritablement stratégique de la sécurité énergétique chercherait à maintenir la diversité des options d’approvisionnement et de technologie — y compris pour le gaz et le pétrole — plutôt que de mettre tous les œufs de l’UE dans le panier « vert » contrôlé par la Chine.

Le gaz naturel trop timidement évoqué

Le gaz naturel est abordé de manière un peu plus approfondie que le pétrole dans ce rapport, mais son importance stratégique mérite une attention bien plus considérable. Mes amis défenseurs de l’énergie nucléaire, comme moi, ont tendance à critiquer le gaz pour sa production de CO₂, mais ils négligent le fait que 70 % du gaz est utilisé pour des fins thermiques et non pas dans les centrales électriques et ce n’est pas l’électricité, fût-elle d’origine nucléaire, qui pourra le remplacer avant très longtemps (nous y reviendrons plus tard). De plus, le gaz naturel est une matière première essentielle pour l’industrie chimique, y compris pour la production d’hydrogène. Le manque de ressources gazières nationales de l’UE, comparé à des concurrents tels que les États-Unis, est un facteur majeur de l’augmentation des coûts énergétiques et de la baisse de compétitivité de notre continent. Comme le souligne justement Draghi, son prix élevé pèse lourdement sur l’économie de l’UE.

Cependant, au lieu de proposer une stratégie cohérente pour garantir un approvisionnement en gaz abordable, grâce aux importations de GNL et à la production nationale, les propositions du rapport sont insuffisantes. Il semble que le gaz naturel soit considéré uniquement comme une énergie de transition à éliminer, plutôt que comme un pilier de notre sécurité énergétique à long terme.

Les importations de GNL ont atteint des niveaux record en 2023, représentant 40 % des importations totales de gaz de l’UE. Le manque d’attention de Draghi sur ce sujet est d’autant plus surprenant que le GNL est au cœur des enjeux géopolitiques actuels. Les États-Unis sont devenus notre premier fournisseur de GNL, modifiant profondément l’équilibre des forces sur l’échiquier énergétique mondial. Ignorer cette réalité, c’est se priver d’un levier essentiel pour la compétitivité et l’indépendance énergétique européennes.

L’UE a besoin d’une stratégie globale pour développer les infrastructures d’importation de GNL, signer des contrats d’approvisionnement à long terme avec des partenaires fiables comme les États-Unis, et lever les obstacles à la production nationale de gaz, y compris la fracturation hydraulique. Sans un approvisionnement abondant et abordable en gaz naturel, l’industrie européenne restera confrontée à un grave désavantage concurrentiel. C’est la raison pour laquelle il faut oser dire qu’un jour, lorsque cela sera possible et approprié, il faudra recommencer à importer du gaz de Russie, qui possède un cinquième des réserves mondiales de gaz, à la frontière de l’UE. Si l’on veut disposer d’une énergie bon marché apte à donner à notre économie la compétitivité qui lui manque, il faudra importer du gaz d’une Russie différente. Bien entendu, ce rapport n’aborde pas le sujet.

La focalisation sur la politique climatique : un boulet pour la compétitivité

L’accent mis par le rapport sur l’accélération de la décarbonisation comme voie vers la compétitivité est fondamentalement erroné. M. Draghi soutient que « la décarbonisation aidera à orienter la production d’électricité vers des sources d’énergie propres, sûres et peu coûteuses ». Cependant, l’expérience de la dernière décennie montre que les politiques de décarbonisation agressives ont conduit exactement au contraire : elles ont fait augmenter les coûts de l’énergie pour l’industrie et les ménages européens, une réalité que Mario Draghi a lui-même observée. On a déjà constaté que les prix de l’électricité sont 2 à 3 fois plus élevés qu’aux États-Unis et que ceux du gaz naturel sont encore plus pénalisants, étant 4 à 5 fois plus élevés.

En effet, de manière paradoxale, le rapport Draghi reconnaît indirectement l’impact négatif de la politique climatique sur la compétitivité européenne. L’ancien président de la BCE admet : « Si l’UE ne parvient pas à devenir plus productive, nous serons contraints de choisir. Nous ne pourrons pas devenir à la fois un leader des nouvelles technologies, un phare de la responsabilité climatique et un acteur indépendant sur la scène mondiale. Nous ne pourrons pas financer notre modèle social. Nous devrons revoir à la baisse certaines de nos ambitions, si ce n’est toutes. […] Nous avons atteint le point où, si nous n’agissons pas, nous devrons compromettre notre bien-être, notre environnement ou notre liberté. »

La liberté, ce précieux trésor arraché des griffes de l’oppression à un coût incommensurable, doit demeurer le phare de l’UE. Cela est vrai même si certains écologistes ont proposé de la redimensionner pour contraindre la réduction des émissions de CO₂, une proposition à la fois futile et irréalisable. Il serait moralement répréhensible d’abandonner le bien-être, surtout lorsque l’on sait que le pouvoir d’achat ne permet plus d’assurer une bonne qualité de vie, voire des soins de santé, pour une large partie des Européens.

La troisième option de Draghi, « compromettre notre environnement », est malheureusement mal formulée. Pour préserver notre bien-être, il est évident que nous devons éviter la pollution et donc protéger l’environnement. Ce que Draghi entend ici, c’est la politique climatique qu’il égratigne à plusieurs reprises dans son rapport. Ailleurs, il affirme clairement que nous ne pourrons pas devenir « un phare de la responsabilité climatique ». Ne nous y trompons pas, Draghi sait que le reste du monde continuera d’augmenter considérablement les émissions pour renforcer leur compétitivité grâce à une énergie abondante et bon marché, c’est-à-dire les énergies fossiles.

Cette confession tardive et indirecte ne fait que confirmer ce que je dénonce depuis des années : la course unilatérale de l’UE vers la décarbonisation et la politique climatique européenne s’apparentent à un déclin économique significatif. L’obsession du « net zéro » a conduit à des décisions irrationnelles, telles que la fermeture précipitée de centrales nucléaires ou l’interdiction des moteurs thermiques en 2035, sans prendre en compte les réalités technologiques et économiques.

Le coût de cette politique se chiffre en centaines de milliards d’euros par an. Selon une étude de la Banque centrale européenne (2021), les investissements nécessaires pour atteindre les objectifs climatiques de l’UE s’élèveraient à 330 milliards d’euros par an jusqu’en 2030. Mario Draghi va plus loin en prônant de dépenser 700 à 800 milliards d’euros par an pour l’ensemble de sa stratégie. C’est un poids de la multiplication des réglementations que notre industrie, déjà fragilisée, ne peut supporter face à la concurrence internationale, pas plus que les citoyens déjà lourdement taxés au point de mettre en danger leur pouvoir d’achat et leur accès aux soins de santé.

Prenons l’exemple de l’industrie automobile européenne, fleuron de notre économie. L’obligation de passer à l’électrique d’ici 2035 représente un défi titanesque. Non seulement cela nécessite des investissements colossaux dans de nouvelles chaînes de production, mais cela risque aussi de détruire des centaines de milliers d’emplois dans la filière des moteurs thermiques. Pendant ce temps, nos concurrents chinois, qui n’ont pas à supporter le poids de telles contraintes réglementaires, gagnent des parts de marché à une vitesse fulgurante ; ce rapport le mentionne d’ailleurs. « La part de marché des constructeurs automobiles chinois pour les véhicules électriques dans l’UE est passée de 5 % en 2015 à près de 15 % en 2023, tandis que la part des constructeurs automobiles européens sur le marché européen des VE a chuté de 80 % à 60 %. ». L’Italie ― pays que Mario Draghi connait bien — vient de demander de revoir cette politique irréaliste.

La politique climatique européenne est marquée par un manque flagrant de réalisme. Elle s’appuie sur des suppositions technologiques optimistes, comme la capacité à stocker de l’électricité à grande échelle ou à produire de l’hydrogène vert en quantité massive, qui sont loin d’être confirmées. C’est comme construire un château de cartes sur des fondations incertaines. De plus, cette politique fait abstraction des réalités géopolitiques. Alors que l’UE s’efforce de diminuer sa dépendance aux hydrocarbures, elle engendre de nouvelles dépendances tout aussi problématiques. La course aux métaux rares, nécessaires pour les batteries et les énergies renouvelables, nous rend dépendants de pays comme la Chine, qui contrôle une grande partie de ces ressources stratégiques. Nous substituons une dépendance par une autre, sans véritable gain pour notre souveraineté.

Il est à noter que ce rapport met en évidence la forte dépendance de l’UE à l’égard des sources extérieures pour les matériaux essentiels à la transition énergétique. Il recommande une approche plus coordonnée et stratégique pour sécuriser les approvisionnements et réduire les vulnérabilités dans ce domaine.

Le « plan conjoint pour la décarbonisation et la compétitivité » proposé par le rapport est un oxymore : une décarbonisation agressive mine intrinsèquement la compétitivité industrielle en augmentant les coûts de l’énergie et en réduisant la fiabilité. Il est proposé, car il reconnaît le défi de la « décarbonisation asymétrique », où les industries de l’UE sont confrontées à des coûts d’investissement et à des prix du carbone plus élevés que leurs concurrents étrangers. Cependant, les solutions qu’il propose, comme l’augmentation des subventions et le mécanisme d’ajustement aux frontières pour le carbone, sont insuffisantes pour surmonter les désavantages fondamentaux en matière de coûts.

Le rapport indique qu’« à moyen terme, la décarbonisation contribuera à orienter la production d’électricité vers des sources d’énergie propres, sûres et peu coûteuses », une affirmation répétée à l’envi par la méthode Coué de Bruxelles-Strasbourg.

Une approche plus prudente consisterait à modérer le rythme des réductions d’émissions pour permettre à l’innovation technologique d’atteindre sa maturité et aux coûts de diminuer. L’appel du rapport à maintenir les objectifs climatiques de 2030 tout en accélérant l’action est une recette pour une désindustrialisation accrue, la production se déplaçant vers des régions où les coûts énergétiques et les charges réglementaires sont moindres.

M. Draghi et les décideurs politiques de l’UE doivent décider ce qui leur importe le plus : une réduction rapide des émissions ou la compétitivité industrielle. L’idée que l’UE peut obtenir les deux simultanément grâce à des subventions massives et à une politique industrielle est une illusion économique. La compétitivité des industries à forte consommation d’énergie devrait être prioritaire par rapport à la réalisation d’objectifs arbitraires à court terme en matière d’émissions.

L’ignorance de la chaleur, des flammes

Bien que la politique énergétique de l’UE encourage une décarbonation rapide, sa politique industrielle n’a pas toujours apporté le soutien nécessaire aux industries énergivores pour s’adapter. Cette dissonance a favorisé la délocalisation de certaines industries, comme la sidérurgie ou la chimie, vers des régions où les réglementations sont moins strictes.

Cette négligence regrettable découle d’une méconnaissance d’un principe fondamental de l’énergie. Les politiciens, y compris Mario Draghi, souvent prompts à se concentrer sur l’électricité, négligent le reste, soit par ignorance, soit parce qu’ils savent qu’ils ont peu d’influence sur l’énergie finale la plus importante : la chaleur. D’autres sont conscients qu’il n’y a pas de solution simple et populaire à proposer.

L’électricité ne représente que 22 % de la consommation finale d’énergie dans l’UE, les transports 27 % et la chaleur environ 50 %. En se concentrant sur l’énergie nucléaire et les éoliennes ou les panneaux solaires photovoltaïques, les politiciens ne traitent qu’un cinquième de la question énergétique et négligent l’énergie finale la plus importante : la chaleur, l’énergie thermique, les flammes, quel que soit le nom qu’on lui donne.

Presque toutes les industries continueront à dépendre de l’énergie thermique pour leurs processus : sidérurgie, métallurgie, cimenteries, verreries, briqueteries et industries céramiques, pétrochimie, industries du recyclage, mais aussi brasseries, etc. Il en va de même pour de nombreux services qui ont besoin de chaleur en grande quantité, comme les hôpitaux ou les piscines. Cependant, le rapport Draghi ne mentionne pas cette nécessité, se contentant de parler des besoins de l’industrie sans préciser que l’électricité des éoliennes ne peut pas les satisfaire. D’ailleurs, les industries chimique et pétrochimique ne sont pas abordées. Comment être compétitif si, dans des secteurs aussi essentiels, on n’apporte pas l’ombre d’une analyse et encore moins de solutions pour l’usage thermique ? Se contenter de dire que le prix de l’électricité est élevé est banal, on le sait depuis le premier rapport que le commissaire Gunther Oëttinger avait demandé en 2010.

À court ou moyen terme, il est peu probable de remplacer le gaz qui alimente ces industries et services par des énergies renouvelables, c’est pourquoi le gaz jouera encore longtemps un rôle essentiel pour les usages thermiques. Laissons de côté l’illusion de la pompe à chaleur pour tous, qui ne mérite même pas d’être mentionnée et d’ailleurs le rapport fait bien de ne pas en parler. Pour que les Européens n’aient pas froid, il va donc falloir assurer l’approvisionnement en gaz.

Cela signifie que l’UE doit gérer efficacement sa sécurité d’approvisionnement en gaz. Elle devrait élaborer une politique géopolitique de l’énergie perspicace pour garantir que, dans 20 ans et au-delà, nous disposerons de quantités suffisantes de gaz. Pour ce faire, nous devons faire le contraire de l’Allemagne, qui a été aveuglée par le gaz russe. La stratégie développée par la Commission Prodi en 2000 pour assurer la sécurité de notre approvisionnement énergétique était simple, mais ô combien perspicace : diversifier les pays d’approvisionnement ainsi que les routes et les moyens de transport. Ce devrait être la priorité de la prochaine commission et du nouveau parlement.

On ne sait pas d’où vient la recommandation d’étendre les mesures d’accélération et la réglementation d’urgence aux réseaux de chaleur, une technologie des années 1950 principalement utilisée dans les pays communistes et que plus personne ne considère comme réalisable, à la fois pour le manque de flexibilité et surtout pour le coût énorme d’ouverture des rues pour placer des tubes qui transportent de la chaleur. De toutes les façons, si cela devait être fait, ce ne serait qu’avec du charbon ou du gaz et donc cela ne répondrait pas à l’objectif de promouvoir les énergies renouvelables (mettons de côté les exemples de chaufferies au bois qui existent dans les pays scandinaves, ces niches non réplicables ailleurs).

Le mythe de la transition énergétique rapide

Le rapport Draghi, à l’instar de nombreux documents de l’UE, perpétue le mythe d’une transition énergétique rapide et sans douleur vers un système 100 % renouvelable. Cela revient à ignorer les lois fondamentales de la physique et de l’économie. Les transitions énergétiques sont des processus longs et complexes qui s’étendent sur plusieurs décennies, comme je l’ai démontré dans un article co-écrit avec le professeur Ernest Mund[2].

L’histoire nous enseigne que le passage du bois au charbon, puis du charbon au pétrole ont pris plus d’un siècle. À chaque fois, la nouvelle source d’énergie s’est ajoutée aux précédentes plutôt que de les remplacer totalement. Prétendre accomplir une transition encore plus radicale en quelques décennies relève de l’utopie.

M. Draghi, tout comme Bruxelles-Strasbourg, semble croire qu’il peut simplement imposer une transition énergétique rapide par le biais d’objectifs et de réglementations, tout en ignorant les réalités physiques et économiques. Pourtant, il est impossible d’échapper aux énormes besoins en ressources, à l’impact sur l’utilisation des terres et aux défis d’intégration des systèmes que pose la tentative d’alimenter les économies industrielles modernes avec des sources d’énergie diffuses et intermittentes. L’UE risque de compromettre davantage sa compétitivité en s’engageant sur cette voie plus rapidement que les technologies et les chaînes d’approvisionnement ne parviennent à maturité

Les coûts considérables associés à cette transition, combinés à la concurrence acharnée de pays moins soumis à des objectifs climatiques ambitieux, constituent un défi majeur que le rapport ne parvient pas à aborder de manière adéquate. Cette vision irréaliste mène à des politiques contre-productives. En cherchant à accélérer le rythme de la transition, nous déstabilisons notre système énergétique, augmentons les coûts pour les consommateurs et affaiblissons notre industrie. Le cas de l’Allemagne, avec son EnergieWende (que Draghi omet judicieusement de mentionner), est emblématique de ces erreurs : malgré des investissements de centaines de milliards d’euros, le pays reste largement dépendant du charbon et du gaz, avec des prix de l’électricité parmi les plus élevés de l’UE.

Le fardeau de l’inflation législative

Le rapport de Mario Draghi ne fait que constater ce que ceux qui gravitent autour des institutions européennes savent en silence : l’activité législative de l’UE a connu une croissance continue et significative depuis l’adoption du Traité de Maastricht, contribuant à une accumulation de régulations. Cette croissance est certes en partie due à la réponse de l’UE aux défis émergents et à son ambition d’harmoniser les normes et politiques entre les États membres. Cependant, à mon sens, et je le dénonce depuis des années, elle résulte du pouvoir législatif qui a été accordé au Parlement européen. Avant ce traité, l’assemblée — comme on l’appelait alors — n’avait qu’un rôle de décision que pour le budget. Depuis, son rôle de colégislateur avec le Conseil de l’Union a donné des idées de législations aux députés européens. Ceux-ci ont besoin de « blé à moudre » pour justifier leur présence à Bruxelles-Strasbourg et demandent sans arrêt, par l’intermédiaire de résolutions, des propositions de législation à la Commission européenne. Celle-ci s’active et il en est résulté cette inflation réglementaire. Le volume énorme de lois est devenu un fardeau pour les entreprises et les administrations nationales.

Le rapport contraste le processus législatif de l’UE avec celui des États-Unis, notant que l’UE a adopté environ 13 000 actes depuis 2019, tandis que les États-Unis ont adopté environ 3 500 lois et résolutions au niveau fédéral. Cette comparaison souligne la perception de l’inflation législative au sein de l’UE. En particulier, le rapport souligne très justement que les petites et moyennes entreprises (PME) de l’UE souffrent de cette inflation législative. Il indique que près de 80 % des éléments du programme de travail de la Commission sont pertinents pour les PME, mais seulement environ la moitié des évaluations d’impact que doit rédiger la Commission européenne avant d’adopter des propositions de législations mesurent valablement l’impact de ces propositions sur les PME. Cela indique qu’elles doivent supporter un fardeau disproportionné de conformité, exacerbant les effets de l’inflation législative. Lors de mes dernières vacances, j’ai rencontré une personne travaillant dans une entreprise familiale allemande de 60 000 employés produisant des petits composants indispensables pour l’industrie, dont le rôle consiste à informer le patron s’il est plus avantageux de payer une amende plutôt que de respecter certaines réglementations européennes en matière de développement durable tellement difficiles à respecter.

Afin d’alléger le fardeau de la bureaucratie, le rapport propose à la Commission de faire preuve de plus de « retenue » dans l’élaboration des politiques et recommande la nomination d’un nouveau vice-président de la Commission, chargé de la simplification, pour diriger les efforts de rationalisation des acquis. Il suggère également l’adoption d’une méthodologie unique pour quantifier les conséquences et les coûts des nouvelles propositions réglementaires. Cette excellente approche vise à éliminer la réglementation superflue, mais ce n’est pas la première fois que de telles propositions sont avancées. Je me souviens qu’au début des années 2000, la Commission avait promis de revoir toutes les législations qui semblaient dépassées, mais depuis, d’autres ont été ajoutées.

Par ailleurs, le rapport prône une application plus stricte du principe de subsidiarité, chère à Jacques Delors, qui détermine le niveau optimal pour la prise de décisions, et de se concentrer sur les domaines où l’UE apporte le plus de valeur. Or, dans d’autres parties du rapport, il est préconisé de prendre des décisions de manière collective (y compris pour l’achat de gaz et l’imposition d’objectifs égaux pour tous les États membres).

Ces propositions sont hautement souhaitables, mais j’ai du mal à voir comment atteindre cet objectif si nécessaire, alors qu’en parallèle, on souhaite continuer à imposer au monde économique des objectifs contraignants décidés de manière arbitraire.

Le retour des vieilles recettes keynésiennes

Face aux défis de la compétitivité pour lesquels Draghi s’inquiète, il ressort les approches traditionnelles d’intervention massive de l’État dans les technologies vertes, au mépris des signaux du marché et de l’efficacité économique. C’est oublier que l’innovation et la compétitivité naissent de l’initiative privée, et non des plans bureaucratiques.

Le rapport de Draghi appelle à une augmentation massive des investissements publics et privés pour réaliser sa vision d’une décarbonisation et d’une transformation industrielle rapide. Il estime les besoins d’investissement pour atteindre les objectifs définis dans son rapport entre 4,4 et 4,7 % du PIB de l’UE par an, soit un montant stupéfiant de 750 à 800 milliards d’euros par an pour l’ensemble des politiques qu’il traite (et donc pas seulement pour l’énergie).

Ce niveau de réaffectation des capitaux, déterminé par la politique gouvernementale plutôt que par les forces du marché, risque d’entraîner de graves distorsions économiques et des investissements réalisés à mauvais escient.

Le rapport reconnaît que « le secteur privé aura besoin d’un soutien public pour financer le plan », en d’autres termes, d’énormes subventions des contribuables seront nécessaires. Il préconise des « incitations fiscales pour débloquer l’investissement privé » ainsi que des investissements directs de l’État. Cette approche reprend le modèle défaillant de la politique industrielle imposée d’en haut, au lieu de libérer les forces du marché et l’innovation du secteur privé.

Une voie plus efficace pour atteindre la compétitivité consisterait à réduire les coûts énergétiques élevés et les charges réglementaires dans l’UE, tout en permettant aux marchés de diriger les investissements vers les technologies et les modèles d’entreprise les plus viables économiquement selon eux. Le rapport se félicite de « tirer parti de toutes les solutions disponibles grâce à une approche neutre sur le plan technologique », mais ses prescriptions politiques et le vécu des institutions européennes démentent cette affirmation.

Au lieu d’engager des dépenses publiques et des subventions massives, les décideurs politiques devraient se concentrer sur la création d’un environnement réglementaire stable et minimaliste, sur la suppression des obstacles à l’innovation et sur la mise en place de conditions de concurrence équitables pour les différentes technologies énergétiques. L’appel du rapport à « découpler la rémunération des énergies renouvelables et du nucléaire de la production d’énergie fossile » est particulièrement inquiétant, car il fausserait les signaux de prix du marché et nécessiterait des subventions permanentes.

La vision de M. Draghi impliquerait une compromission encore plus grande de l’État dans l’allocation des capitaux et la planification industrielle, ce qui est précisément l’approche inadéquate pour stimuler la productivité et la compétitivité de l’UE, qui sont en retard. Malgré son objectif affiché de stimuler la compétitivité de l’UE, les recommandations du rapport Draghi en matière de politique énergétique risquent de porter préjudice à la compétitivité de l’industrie européenne, en particulier des secteurs à forte consommation d’énergie. Le rapport reconnaît que la production des industries à forte intensité énergétique a déjà diminué de 10 à 15 % depuis 2021 en raison des coûts élevés de l’énergie. Pourtant, il préconise d’intensifier les efforts pour mettre en œuvre les politiques à l’origine de ces augmentations de coûts.

Cette approche interventionniste risque d’exacerber les distorsions déjà existantes sur le marché de l’énergie. Les subventions massives accordées aux énergies renouvelables ont déjà déstabilisé le réseau électrique européen, augmentant paradoxalement les émissions de CO₂ à cause de leur intermittence. Insister sur cette voie, c’est condamner l’industrie européenne à une double peine : des coûts énergétiques élevés et une fiabilité compromise.

L’histoire a pourtant démontré les limites de l’interventionnisme étatique dans le domaine énergétique. Les échecs retentissants de projets tels que Desertec, censé alimenter l’UE en électricité solaire depuis le Sahara, ou l’objectif décidé en 2009 de 10 % de biocarburant dans la consommation de transport pour 2020, devraient nous inciter à la prudence. Ces projets, ces objectifs qualifiés d’« ambitieux, mais réalistes », soutenus par des milliards d’euros publics, n’ont engendré que des déceptions et des gaspillages. Au lieu de cela, Draghi propose de redoubler la mise. Il suggère la création d’un « fonds de souveraineté européen » pour financer la transition verte. C’est ignorer que la véritable souveraineté se construit sur une base économique solide, et non sur des subventions. L’UE a besoin d’une énergie abondante et bon marché pour restaurer sa compétitivité, et non d’un énième mécanisme de redistribution qui ne fera qu’accroître la dette publique. »

BRICS ? Connait pas !

Ce rapport reste étonnamment muet sur le groupe des économies émergentes des BRICS — Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud — rejoint en janvier 2024 par trois pays arabes (Arabie saoudite, EAU et Égypte), la République islamique d’Iran et l’Éthiopie. Cette omission est frappante, compte tenu du poids économique et géopolitique croissant des BRICS, ainsi que de leur approche divergente de la croissance par rapport à l’UE. Leurs réserves de pétrole représentent 40 %, celles de gaz 50 % et ils détiennent 40 % des réserves de charbon tout en consommant 72 % de la consommation mondiale. Cela explique que les BRICS produisent 50,3 % des émissions mondiales de CO₂, alors que celles de l’OCDE ne représentent que 33,7 %. Draghi ne mentionne pas cette réalité déplaisante, car elle démontre l’impossibilité pour l’UE d’avoir un impact significatif sur celle-ci, d’autant plus qu’elle ne représente que 7 % des émissions mondiales de CO₂. Étant donné que nous avons remarqué que le rapport Draghi accorde peu d’intérêt à l’énergie nucléaire, il est intéressant de noter que parmi les pays des BRICS, l’Éthiopie est le seul qui ne possède pas ou n’a pas encore initié un programme nucléaire.

Alors que le rapport de M. Draghi met fortement l’accent sur l’innovation, la décarbonisation et l’autonomie stratégique de l’UE, les nations des BRICS ont toujours privilégié une croissance économique rapide et un développement soutenu. Ce modèle axé sur la croissance a permis à des pays comme la Chine et l’Inde d’enregistrer une croissance remarquable de leur PIB au cours des dernières décennies, sortant ainsi des millions de personnes de la pauvreté.

L’approche des BRICS met l’accent sur des investissements massifs dans les infrastructures, une croissance tirée par les exportations et une politique industrielle souvent dirigée par l’État. Les préoccupations environnementales et les réductions d’émissions ont généralement été reléguées au second plan. Cela contraste avec la vision de Draghi et de von der Leyen pour l’UE, qui place la décarbonisation et la durabilité au premier plan.

De plus, les BRICS se sont moins concentrés sur la souveraineté technologique, misant plutôt sur leurs vastes marchés intérieurs et leurs coûts inférieurs pour attirer les investissements étrangers et les transferts de technologie. Cela s’écarte à nouveau de l’accent mis par M. Draghi sur la réduction des dépendances de l’UE et la stimulation de l’innovation nationale.

En ne traitant pas du modèle des BRICS, M. Draghi manque une occasion de comparer les approches. L’accent mis par l’UE sur la durabilité conduit à un retard en termes de croissance économique pure. Le rapport aurait pu examiner comment équilibrer les impératifs de croissance avec d’autres priorités.

En outre, à l’heure où les BRICS étendent leur coopération et risquent de remettre en cause l’ordre économique occidental, une stratégie de compétitivité pour l’UE devrait tenir compte de cette évolution du paysage géopolitique. La nouvelle banque de développement du groupe et les discussions sur la dédollarisation posent des risques à long terme pour l’influence économique de l’UE qui méritent d’être pris en compte.

L’urgence d’un débat démocratique sur l’énergie

Malgré ses imperfections, le rapport Draghi a le mérite de souligner les contradictions de la politique énergétique européenne. Puisqu’une autorité dénonce les conséquences du prix de l’énergie sur la croissance, il est désormais du devoir des institutions européennes d’initier un débat démocratique approfondi sur ces enjeux essentiels à notre avenir, en rompant avec le politiquement correct. Un parlement européen plus diversifié pourrait insuffler de l’espoir pour un tel débat, plutôt que de se conformer à la norme politique, comme c’est le cas depuis une décennie.

Ce débat doit être fondé sur des faits, non sur des slogans. Il doit impliquer non seulement les experts et les politiciens, mais aussi les citoyens et les industriels. Ces derniers, s’ils trouvent le courage d’exprimer publiquement leurs véritables opinions, sont en première ligne face aux conséquences de ces décisions. Toutes les options énergétiques doivent être examinées sans tabou, y compris celles actuellement considérées comme politiquement incorrectes, telles que le nucléaire ou les hydrocarbures. C’est une condition sine qua non pour une renaissance énergétique de l’UE.

Bien que le rapport Draghi offre de nombreuses observations pertinentes, il semble confiné dans un cadre idéologique qui limite la pensée énergétique à Bruxelles, Strasbourg, et apparemment aussi à Francfort. Ce rapport continue de promouvoir une vision étroite de la compétitivité, qui est centrée sur des objectifs climatiques irréalistes, négligeant ainsi la sécurité énergétique et la prospérité économique. De plus, il semble isoler l’Union de la course effrénée vers la prospérité menée par les BRICS et d’autres pays visionnaires, y compris certains pays de l’OCDE.

L’UE a besoin d’une politique énergétique rationnelle, basée sur un mix équilibré qui inclut le nucléaire, le gaz naturel et des énergies renouvelables matures non subventionnées. Il est essentiel qu’elle cesse de diaboliser les hydrocarbures et reconnaisse leur rôle crucial dans le domaine de la chaleur pour les décennies à venir. Il est temps de se libérer de la focalisation excessive sur le climat et de revenir à une approche pragmatique de l’énergie. Notre compétitivité, notre indépendance et, en fin de compte, notre liberté en dépendent.

L’UE possède les ressources intellectuelles, technologiques et industrielles pour relever le défi énergétique du 21e siècle. Mais pour cela, elle doit retrouver l’esprit d’innovation et de pragmatisme qui a fait sa grandeur. Elle doit arrêter de se culpabiliser excessivement au nom de la responsabilité climatique et renouer avec l’ambition d’une véritable renaissance énergétique.

Cette renaissance implique un retour aux fondamentaux de la création de l’UE : une énergie abondante, fiable et bon marché comme socle de notre prospérité. Elle nécessite de remettre la science et la technologie au cœur de nos choix, plutôt que l’idéologie et l’émotion. Elle exige de rétablir un équilibre entre les préoccupations environnementales légitimes et les impératifs de développement économique et social.

L’avenir énergétique de l’UE ne se construira pas sur des projets verts irréalistes que perpétue le rapport Draghi, mais sur une vision réaliste et ambitieuse de notre place dans le monde. Il est temps que nos dirigeants, à commencer par Mario Draghi, en prennent conscience avant qu’il ne soit trop tard.

La nécessité d’un retour au pragmatisme énergétique

Ce rapport, incomplet face aux défis énergétiques complexes de l’UE, met en lumière des défis qu’il sera impossible de relever sans un changement de paradigme. Il est temps pour l’UE de revenir à une approche pragmatique de la politique de l’énergie. La manière dont le rapport Draghi aborde les questions énergétiques témoigne d’un détachement inquiétant par rapport aux réalités chimiques, physiques, économiques et géopolitiques. Sa vision d’une décarbonisation rapide par le biais des énergies renouvelables et de l’électrification comme voie vers la compétitivité ignore les coûts. Son soutien à des dépenses de 750 à 800 milliards d’euros par an témoigne de sa croyance en l’interventionnisme étatique, ce qui n’est guère une surprise après tout.

Une approche plus prudente pour stimuler la compétitivité de l’UE consisterait à se concentrer sur la garantie d’approvisionnements énergétiques diversifiés et abordables sans exclusives à priori — y compris les combustibles fossiles, le nucléaire et les énergies renouvelables. Elle permettrait aux forces du marché, plutôt qu’à la planification centrale, de conduire la transition énergétique à un rythme durable. On a du mal à voir la différence entre la planification communiste et celle de Bruxelles-Strasbourg. La priorité doit être la réduction des coûts énergétiques et la sécurité de l’approvisionnement plutôt que la réalisation d’objectifs arbitraires à court terme en matière d’émissions.

Mario Draghi a raison sur son constat de faillite de la politique industrielle — et en particulier celle énergétique — mais il n’a pas compris que l’UE a besoin d’une remise à zéro fondamentale de ses politiques climatiques et énergétiques pour restaurer sa compétitivité industrielle. Dire qu’il faudra choisir entre liberté, bien-être et politique climatique sans dire que c’est cette dernière qui a conduit au triste constat qu’il pose est une erreur.

Augmenter considérablement les aides publiques qui ont échoué, comme le recommande le rapport Draghi, est une recette pour une stagnation économique et une désindustrialisation continues.

Les nouveaux dirigeants européens — Commission et Parlement européen — devraient se concentrer sur le pragmatisme et la diversification énergétique plutôt que sur la rigidité des politiques environnementales s’ils veulent vraiment stimuler la compétitivité mondiale du continent.

  • Il est essentiel de reconnaître le rôle incontournable des hydrocarbures. Que nous le voulions ou non, le pétrole et le gaz demeureront des piliers de notre mix énergétique pour les décennies à venir. Draghi semble ignorer le pétrole, tout en reconnaissant un certain rôle pour le gaz naturel. Plutôt que de les stigmatiser, nous devrions chercher à les produire au sein de l’UE, à optimiser leur utilisation et à développer des technologies pour atténuer leur impact environnemental.
  • Il en est exactement de même pour l’énergie nucléaire, grande absente de ce rapport et cheval de bataille des BRICS pour dominer l’UE.
  • Les énergies éolienne et solaire ont leur place dans notre mix énergétique, mais leur développement doit être guidé par la rationalité économique et non par l’idéologie, c’est-à-dire par des objectifs politiquement dictés. Cela implique de mettre fin aux subventions massives, de les déployer là où elles sont le plus efficaces et de renoncer à des objectifs non pas « ambitieux et réalistes », mais irréalistes.
  • Draghi ne mentionne ni l’efficacité énergétique ni l’économie d’énergie, et il a raison de le faire, car cela va de soi si l’on veut être compétitif. Sans une utilisation rationnelle de l’énergie, il ne peut y avoir de compétitivité. Bien que cela soit un levier puissant pour améliorer notre compétitivité, cela relève néanmoins de la responsabilité des consommateurs et non de la politique. Toutes les mesures politiques visant à imposer des économies d’énergie ne sont que des contraintes bureaucratiques qui pénalisent les consommateurs, créent du travail inefficace pour les administrations nationales et supranationales et coûtent probablement plus qu’elles ne rapportent.
  • • L’UE doit reprendre sa place de leader dans l’innovation énergétique. Cela nécessite un soutien accru à la recherche fondamentale et appliquée, et non le financement de projets politiquement décidés. Les thèmes des projets de recherche financés par la Commission européenne ne doivent plus être décidés par la politique. Il n’est donc pas surprenant que nous soyons en retard par rapport aux États-Unis. Le rapport Draghi ne manque pas de le souligner. Si l’UE laisse les chercheurs libres, elle pourra retrouver sa place de leader dans l’innovation énergétique. Cela passe par un soutien accru à la recherche fondamentale et appliquée, aux crédits de fonctionnement, aux bourses pour les chercheurs et non pas par le financement de projets.

Notre compétitivité, notre indépendance et, in fine, notre liberté en dépendent. Or, l’idéologie verte constitue une menace pour nos valeurs, notre prospérité, et même notre liberté, comme Mario Draghi le dit lui-même. Malheureusement, son rapport ne fait que confirmer cette dérive dangereuse. Il est urgent de revenir au credo des pères fondateurs de l’UE en 1955 : il n’y aura pas d’avenir pour l’UE sans énergie abondante et bon marché.

Dernier livre Énergie, mensonges d’état. La destruction organisée de la compétitivité de l’UE  (L’artilleur).


[1] Samuel Furfari, L’utopie hydrogène, KDP, 2022, https://www.amazon.fr/dp/B08GDKGDHL?ref_=pe_3052080_397514860

[2] Furfari, S., Mund, E. Is the European green deal achievable? Eur. Phys. J. Plus 136, 1101 (2021). https://doi.org/10.1140/epjp/s13360-021-02075-7

Références

The future of European competitiveness. Part A | A competitiveness strategy for Europe, https://commission.europa.eu/document/download/97e481fd-2dc3-412d-be4c-f152a8232961_en

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7 réflexions au sujet de « Le rapport Draghi : une vision erronée de l’avenir énergétique de l’UE »

  1. Samuele Furfari qui écrit
    “”””””Ce document, censé être une boussole pour l’avenir économique de l’UE, s’avère malheureusement être un compas déréglé, pointant obstinément vers une direction idéologique, au mépris des réalités énergétiques et géopolitiques.””””””
    En fait, il aurait fallu écrire
    “””””ce document était censé être une boussole idéologique pour l’avenir économique de l’UE, mais s’avère malheureusement être un combat déréglé méprisant les réalités énergétiques (“géopolitiques” est de trop parce que les politiques sont à côté de la réalité )”””””
    Lire à ce propos l’article de Rémy Prudhomme sur le même site qui dit
    “. Il ( mister Draghi) vient de remettre son rapport, qui mérite évidemment toute notre attention. On y trouve une analyse brillante, suivie de préconisations paradoxales.”

  2. Le 15 septembre 2024 at 10 h 20 min un individu nommé Paul Pettré, sans aucune argumentation ni aucune référence relative à au moins un seul de mes commentaires depuis des années que je m’intéresse aux articles publié sur ce site, s’est permis de me traiter de troll en me comparant (sur quelle base ???) à l’inénarable Pr Sheldon Cooper.
    Je lui ai demandé de me présenter ses excuses.
    N’ayant à ce jour rien reçu de tel de sa part, je me vois dans l’obligation d’écrire que le dénommé Paul Pettré peut tout à la fois à la fois être un scientifique de renom et …UN MALOTRU ET UN CUISTRE DE LA PIRE ESPECE !
    Je persiste et je signe,
    Jacques DUMON

  3. Oui, c’est étrange cette discordance ( on pourrait aussi dire dissonance cognitive) entre l’analyse des causes et les préconisations de M. Draghi. Belle illustration du mal qui ronge les “élites“ pro européennes.

  4. Je reviens sur une donnée imprudemment fournie par le GIEC qui nous assène que 1000 GT de CO2 supplémentaires dans l’atmosphère augmentent les températures globales de 0,45°C.
    Par conséquent, si les émissions de l’Union Européenne se poursuivent au rythme actuel de 2,7 GT/an (ce qui est peu probable, décarbonation des économies oblige…) les températures globales en 2100 auront augmenté du seul fait des pays européens de moins d’un misérable dixième de degré ! C’est vous dire à quel point la décarbonation de nos économies est d’une urgence absolue …
    C’est un calcul très simple, à la portée d’un ado de 6e, que Mr Draghi, le nez dans le guidon de la hausse (toujours plus inquiétante selon les écolos) des températures, n’a pas eu l’idée ou l’opportunité de faire, pas plus que les géniaux cerveaux de son entourage …
    Le rapport Draghi et le “Nut Zéro” deviennent alors, de mon point de vue, très secondaires, voire académiques…

    • Les émissions de CO2 ont diminuées de 5,3% en France au 1° trimestre 2024. Et après ?
      Une optimisation de l’utilisation des énergies fossile ? Un gaspillage mieux maitrisé ? Une diminution de l’activité industrielle ? peuvent expliquer cette diminution. Mais après ?
      Au prochain trimestre, 5% de réduction supplémentaire d’émissions se traduiront nécessairement par une réduction d’activités industrielles, de transports, de loisirs, de l’alimentation, de sports de compétition ( avec les investissements dans la logistique, les déplacements massifs de spectateurs, ……. ) ; bref, c’est le début de la décroissance qui ne fera que s’amplifier avec en parallèle un effondrement de l’économie, au fur et à mesure de cette transition ridicule, jusqu’en 2050 où, finalement, nous serons tous neutres en carbone ……. par la force des choses !
      Un miracle technologique nous faisant nous passer de fossiles ? Les Pays principaux émetteurs décidant — eux aussi — de se passer de pétrole et sacrifier leurs économies ? Pas réaliste !
      Avec une neutralité carbone à l’échelle planétaire, nous serons totalement démunis et Pauvres …… Mais dans un climat Idéal ………. isé !! ………. Ca en vaut peut être la peine !!
      Climatiquement vôtre. JEAN

  5. @Serge
    Les discordances de M Draghi : est-il géologue ?

    Sinon , concernant les “préconisations” , j’ai du faire appel à WIKI
    “”””””””””””””Quel est le synonyme de préconisation ?
    Synonyme : conseiller, prêcher, prôner, proposer, recommander, suggérer, vanter.”””””””””””
    C’est quoi le meilleur terme ; pour moi c’est “prêcher”

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