L’affaire climatique du siècle

D’après Lucas Bergkamp (*)

Article initialement publié sur le site de Judith Curry. Traduit en français par la rédaction.


Le 12 novembre 2024, la Cour d’appel de La Haye a statué dans le « cas climatique du siècle » que Milieudefensie (« FoE ») avait intenté contre Shell en 2019. FoE exigeait que Shell réduise ses émissions sur l’ensemble de sa chaîne de valeur d’au moins 45 % d’ici 2030. La fondation « Man & Environment » (M&E) s’est jointe à l’affaire pour représenter les intérêts des citoyens néerlandais.

La Cour d’appel ne s’est laissée impressionnée par la rhétorique de FoE qui consiste à « passer au vert ou disparaître » et a rejeté ses arguments. Néanmoins, la décision de la Cour d’appel laisse beaucoup à désirer et n’a pas éliminé la menace que représentent les ONG militantes qui lancent des poursuites motivées par le climat dans le but de provoquer un « changement de système », consistant à mettre à l’écart la démocratie, à prendre en otage les citoyens et à détruire l’économie.

La science du climat sous l’emprise du GIEC

Bien que M&M ait vigoureusement réfuté les arguments de FoE à l’aide de rapports d’experts, la Cour d’appel a adopté sans réserve de nombreuses déclarations factuelles de FoE sur l’urgence et la gravité du problème climatique. Pour cela, la Cour s’est appuyée sur l’autorité du GIEC et sur le prétendu « consensus » qui émergerait de ses rapports, en particulier les SPMs (« Rapports pour décideurs »).

La Cour a non seulement considéré les rapports du GIEC comme des preuves irréfutables, mais leur a également attribué une valeur normative. Elle a par exemple jugé que les climatologues avaient déterminé que la température moyenne sur Terre ne pouvait pas augmenter de plus de 1,5 degré. Ce faisant, la Cour, comme la Cour suprême néerlandaise, a ignoré que la science ne pouvait pas établir de normes et que les scientifiques n’étaient pas autorisés à établir des normes sociales. La propension Politico-scientifique de la justice néerlandaise est extrêmement inquiétante et n’augure rien de bon pour les futurs jugements liés au climat.

Un changement climatique réputé dangereux

La Cour en arrive à la conclusion alarmiste selon laquelle « le climat est le problème le plus grave de notre temps » et que le danger du changement climatique est immense, voire « mortel ». Sur la base de constatations de faits non avérés et de références aux accords de Paris sur le climat, des arrêts Urgenda et Klimaseniorinnen (prononcés par la Cour européenne des droits de l’homme), la Cour a confirmé le droit à la protection contre « les dangers du changement climatique ».

« La protection contre les dangers du changement climatique » est un droit de l’homme, affirme la Cour sans aucune réserve. De toute évidence, l’a mise en œuvre l’application de ce droit de l’homme se fera aux dépens de toutes sortes d’autres droits et intérêts pour l’humanité, par exemple, le droit à une énergie fiable et d’un coût abordable. Inévitablement, le droit à la protection contre les « les dangers du changement climatique » nuira à la réalisation d’autres « objectifs de développement durable ». Bien que M&E ait largement signalé ce type de contradictions, les juges n’ont pas jugés bon de traiter des implications de cette « morale climatique ».

Un appel du pied pour des actions futures

Ce nouveau droit de l’homme doit être respecté non seulement par les États, mais aussi par les grandes entreprises, a estimé la Cour. En droit de la responsabilité civile, cette obligation se traduit par un devoir de vigilance pour les entreprises. Selon la Cour, les accords de Paris exigent des mesures visant à réduire la demande en énergies fossiles et à limiter l’offre de ces énergies. Les entreprises pétrolières et gazières devraient donc tenir compte de « l’impact négatif sur la transition énergétique des investissements dans la production d’énergies fossiles ».

Ce jugement suggère que « sauver le climat » légitime l’expropriation rampante des compagnies pétrolières et gazières. Ce raisonnement n’a pas échappé à l’avocat de FoE, qui a fait allusion à d’autres procédures judiciaires visant à empêcher le développement, l’expansion et le financement de la production pétrolière et gazière, en faisant référence au prochain procès climatique contre ING, la plus grande banque néerlandaise, .

Catégorisation des émissions : « Scope » 1, 2 et 3

L’association FoE a perdu le procès en raison de deux moments de lucidité des juges. FoE avait exigé que Shell réduise ses émissions de « Scope » 1, 2 et 3. En ce qui concerne les Scope 1 et 2, la Cour d’appel a jugé que Shell s’était engagée à atteindre cet objectif et était en bonne voie pour l’atteindre, de sorte que cette demande a été rejetée.

En ce qui concerne les émissions de catégorie 3, la Cour d’appel a conclu que ni la loi ni la science climatique ne fixent de normes de réduction spécifiques pour une entreprise comme Shell. Les 45 % invoqués par FoE, a estimé la Cour, ne constituent qu’une « réduction mondiale moyenne dans tous les secteurs » qui ne s’applique pas à chaque pays et à chaque secteur d’activité individuellement. En effet, ce point avait été bien expliqué dans les observations de M&E à la Cour.

À cet égard, le jugement fait office de dialogue entre les tribunaux et le mouvement climatique. La science climatique sait donc ce qu’on attend d’elle : elle fixe des normes de réduction pour le secteur pétrolier et gazier et les tribunaux (du moins les tribunaux néerlandais) les feront respecter.

Une obligation de réduction imposée à une entreprise spécifique serait inefficace

La Cour d’appel a également affaibli la plainte de FoE en jugeant que l’ordonnance de réduction demandée par FoE serait inefficace. Cela aussi avait été expliqué en détail dans les avis d’experts de M&E. Comme l’a confirmé la Cour, il n’y a aucune raison de croire qu’une obligation de réduction imposée à une entreprise spécifique aura un effet positif : si Shell vend moins de pétrole et de gaz, d’autres fournisseurs prendront simplement sa place et tout « gain climatique » sera illusoire.

Le droit à la protection contre la dangerosité du changement climatique se concrétise lentement mais sûrement

En conformité avec la théorie la « réalisation progressive » des droits de l’homme, le droit à la protection contre les « dangers du changements climatique » établi par les tribunaux est en train de se concrétiser lentement mais sûrement. Deux pas en avant, un pas en arrière : d’abord les gouvernements, puis les entreprises, suivis d’un pourcentage spécifique de réduction, puis d’aucun pourcentage de ce type.

Cette semaine le tribunal de district a fait marche arrière, mais le verdict de première instance a déjà produit ses effets. Depuis, de nombreux autres procès ont été intentés et le mouvement pour le climat a réussi à convaincre l’Union européenne d’obliger les entreprises à mettre en œuvre un « plan de transition climatique » cohérent avec l’objectif de limitation de la température de 1,5 degré. Les juges ont rapidement appris à jouer au jeu de la politique du climat.

Une bataille a été gagnée, mais la guerre climatique continue

Il s’agit de la première décision de justice climatique aux Pays-Bas qui soit favorable aux citoyens qui souffrent de la hausse constante des prix de l’énergie et d’autres produits. L’intervention de M&E a eu son effet, car elle a démontré à la Cour que d’autres intérêts sont concernés par ce type d’affaires et que d’autres points de vue valables sur ces questions génèrent des conclusions radicalement différentes. De plus, comme les principales raisons du rejet des demandes de FoE sont plutôt de nature factuelle, il sera difficile de trouver un bon argument pour faire appel de la décision devant la Cour suprême, qui n’examine que les points de conformité au droit.

Une bataille a été gagnée, mais la guerre climatique va continuer. Les ONG militantes pourront tirer de la décision de la Cour de nouvelles bases juridiques pour de nouvelles affaires liées au climat.

Promouvoir les ONG sensibles aux intérêts des citoyens

Pour éviter que la démocratie ne soit mise à l’écart et que le peuple ne soit pris en otage par les militants écologistes soutenus par le pouvoir judiciaire, les interventions des ONG qui sont sensibles aux intérêts des citoyens seront essentielles. Cette idée suscite beaucoup d’enthousiasme, mais le financement de ces activités reste un grand défi.

Dans l’ensemble, la décision aura des répercussions sur de nombreuses autres affaires climatiques dans le monde et devrait amener l’UE à repenser l’obligation pour les entreprises de mettre en œuvre un plan de transition climatique compatible avec l’objectif de 1,5 °C.

En matière de climat, pour reprendre un proverbe chinois, « Un voyage de mille kilomètres commence toujours par un premier pas ».


(*) Lucas Bergkamp est titulaire d’un diplôme de médecine, ainsi que d’un diplôme de droit et d’un doctorat de l’Université d’Amsterdam et d’un Master of Laws (LL.M.) de la Yale Law School. Il a été professeur de droit international de la responsabilité environnementale à la faculté de droit de l’université Erasmus de Rotterdam et a enseigné dans le cadre du programme de maîtrise en droit de l’énergie, de l’environnement et du changement climatique de l’université de Louvain et de l’université de Malte. 

Lucas Bergkamp est reconnu comme un avocat de premier plan en matière de réglementation dans de nombreux répertoires juridiques et par de nombreuses organisations, notamment Chambers Europe et Legal 500.

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