La glacio-isostasie, la peste et l’extension de la banquise sont à l’origine de l’abandon du Groënland par les Vikings

Alain Préat, Prof. Emérite, Université Libre de Bruxelles
et
Brigitte Van Vliet-Lanoë, Directeur de recherche CNRS, 
Emérite, Brest, France

Publié sur le site Science, climat et énergie

Fil conducteur : Nous avons récemment montré (SCE, 2023) à quel point l’interprétation des variations du niveau marin est délicate car elles sont ‘relatives’ et ‘absolues’. Les Vikings, installés en 985 ans de notre ère (= 985 AD) au Groënland, en auraient subi les conséquences, ayant été forcés de quitter au début du Petit Age Glaciaire cette grande île après quelques siècles d’occupation. Des récentes études de Long et al. (2012) et une modélisation par Borreggine et al. (2023) montrent de manière contre-intuitive que cet exode serait lié à une augmentation ‘relative’ du niveau marin suite à une re-extension  de l’inlandsis groenlandais. Cette augmentation relative du niveau marin liée à l’augmentation de la taille et de l’épaisseur de la calotte a engendré une importante remontée du niveau de la mer qui s’est surajoutée à de nombreux autres paramètres vitaux défavorables. Ce relèvement temporaire et mesuré du niveau marin pourrait être le catalyseur du départ des populations vikings du « Green Land ». Comme mentionné dans l’article de SCE (2023) c’est le jeu des variations relatives et absolues du niveau marin qu’il faut considérer dans la zone de colonisation, et il ne faut ne pas confondre aspect régional (ici néfaste pour les Vikings) et aspect global (ici minime).

1. Introduction

Présents au moins depuis 985 AD les Vikings ont profité d’un climat plus chaud que la température moyenne de l’Holocène tardif, compte tenu de l’effet de latitude (+0,8°C à 45°N ; +2°C à 60°N). Au Groenland, les Vikings semblent disparaître au Sud de l’île à partir du milieu du XIVè siècle. Il faut rappeler que les Vikings ont colonisé le sud-ouest du Groenland (cf. Erik le Rouge) en établissant une colonie orientale (Fig. 1) et une colonie occidentale, qui ont été abandonnées vers 1350 AD pour la colonie occidentale  et au milieu du XVe siècle pour la colonie orientale (dernières tombes enregistrées, soit 100 ans plus tard). La dernière preuve écrite d’une occupation nordique au Groenland est un enregistrement d’une cérémonie de mariage à l’église de Hvalsey (Fig. 2A), dans la colonie orientale, au début du XVe siècle, et les datations au radiocarbone attestent aussi d’au moins un demi-siècle d’occupation supplémentaire (Arneborg et al., 1999). La colonisation orientale qui nous intéresse comprenait environ 500 sites avec une population d’environ 2000 personnes (ou jusqu’à 3000 à 5000 répartis sur 250 fermes, voir ici).

Figure 1. Localisation des colonies occidentales et orientales (Western and Eastern Settlements) vikings ( gris foncé, Dugmore et al., 2012). La ligne pointillée représente la limite hivernale moyenne actuelle (voir aussi  figure  carte banquise 1917, Fig. 5 en fin de texte).

La combinaison de plusieurs hypothèses est souvent invoquée pour expliquer cet abandon progressif: changements environnementaux, notamment du niveau marin relatif, troubles sociaux, perturbations économiques et climatiques ou combinaison de ces facteurs (pour un rapide aperçu, voir ici).  La peste noire tue de 13491350 une grande partie de la population et interrompt les relations commerciales avec la Norvège. Le roi Magnus Erikson de Norvège envoie une expédition de secours seulement en 1355. Certains facteurs ne sont que rarement mentionnés, comme celui de l’extension de la banquise, ou de la tempétuosité rendant l’accostage périlleux. Notons que la période climatique d’occupation du Groenland par les Vikings correspond à la transition entre une période chaude médiévale (~900 à 1350 AD ou Optimum Climatique Médiéval avec des températures estivales de 13-14°C, SCE, 2019a) et le début du Petit Age Glaciaire  (~1350 à 1900 AD), SCE, 2019b). Elle englobe un brusque refroidissement vers 1250 (D’Andrea et al., 2011 ; SCE, 2019b), correspondant au Minimum solaire de Wolf, suivi d’une brève amélioration dès la fin du XVIe siècle (colonisation Amérique) suivie par le Minimum solaire de Spörer (1450-1550). Ce premier refroidissement temporaire et brusque pourrait avoir contraint directement ou indirectement les Vikings à abandonner progressivement les colonies groenlandaises après un peu plus de quatre siècles d’occupation. Il ne s’agit pas d’un abandon brutal.

A la pointe Sud du Groenland, dans une zone actuellement déglacée, Long et al. (2012) observent un relèvement du niveau marin de 1,40 ± 0,20 m de 1400 AD jusqu’à 1750 AD, après quoi, la remontée se ralentit et le niveau marin reste stable pendant au moins la dernière partie du XXe siècle en période d’englacement maximal. Observé dans deux sites archéologiques, ce ralentissement vers 1600 AD (1680 AD: le plus froid du Petit Age Glaciaire) de la remontée du niveau marin relatif)  est surprenant, car il se produit en période de développement mondial des glaciers, généralement associée à une baisse du niveau marin, alors qu’ici, la calotte glaciaire gagne en masse et induit une hausse du niveau marin relatif

Le ralentissement après 1600 AD de la remontée du niveau marin local suggère une rétraction de la calotte due à une aridification induite par l’air polaire à la différence de l’Optimum médiéval, une NAO (Oscillation Nord Atlantique) négative, une fonte accrue du pourtour de la calotte glaciaire (Long et al., 2012) et la poursuite du relèvement du bâti géologique à long terme, à savoir l’accomodation glacio-isostasique (Glacio-isostatic Accomodation ou ‘GIA ‘évalué à -1.5mm/an in Berg et al., 2024). Par comparaison, le GIA seul permet actuellement un relèvement de 8mm/ an de la région d’Helsinski (Finlande).

Plus, récemment, Borreggine et al. (2023) montrent sur base d’une modélisation géophysique (références dans la section 3 de l’article) que l’avancée glaciaire postérieure à l’Optimum du Moyen Age aurait entraîné un relèvement local du niveau de la mer de ~3 m, responsable d’une inondation de 204 km2 des terres littorales. Cela représente une surcharge régionale de ± 6m de neige pour le Petit Age Glaciaire.  Ce résultat est surprenant à première vue puisqu’il s’agit d’un relèvement du niveau marin relatif en période d’avancée glaciaire, le plus souvent responsable d’une régression marine.

Cette élévation locale et progressive du niveau de la mer a certainement eu un impact sur la survie de la colonie et pourrait avoir agi de concert avec des facteurs sociaux et environnementaux pour rendre l’occupation difficile et provoquer, selon Borreggine et al. (2023), l’abandon du Groenland par les Vikings. 

Cela paraît contre-intuitif, mais comme déjà rappelé dans l’article de SCE (2023) mentionné ci-dessus, les variations du niveau marin sont à fois relatives (locales, régionales) et absolues (globales) et dépendent pour les premières du contexte géologique. 

2. Méthodologie et géomorphologie 

Borreggine et al. (2023) ont donc tenté une modélisation du niveau marin relatif, à la suite des observations de Long et al., 2012. Ce travail est basé sur un reconstruction  l’extension historique de la glace dans le sud-ouest du Groenland à partir de données d’ affleurements accessibles, de données archéologiques et celles de carottes lacustres publiées (Mikkelsen et al., 2008 Larsen et al., 2011 ; Lecavalier et al., 2014 ). Selon les données historiques, le relèvement du niveau de la mer a été progressif et a affecté l’ensemble de la colonie orientale. 

L’effet de la croissance de la calotte sur le niveau marin régional a été ensuite modélisé régionalement à partir d’un modèle géophysique avec une résolution de 4 km à 0,75 km (dans la zone modélisée , Fig. 2B, colonie orientale). Les résultats ont été comparés aux données archéologiques, et attestent d’une remontée maximale estimée à ~3,3 m du niveau marin relatif pendant la colonisation soit ~7mm/an de relèvement sur la période d’occupation, dans le secteur non-englacé, avec un recul du trait de côte de plusieurs centaines de mètres.  

Figure 2 . Cadre régional et évolution de la glace. (A) Le peuplement oriental du sud du Groenland. L’encadré montre l’ensemble du Groenland ; le gris foncé représente la couverture glaciaire actuelle, le gris clair la terre et le blanc l’océan. Huit étoiles noires indiquent l’emplacement des sites vikings étudiés ainsi que celui de Nanortalik, où des données sur le niveau relatif de la mer à l’Holocène tardif ont été recueillies. B = Brattahlid, D = Dyrnaes, G = Gardar, H = Hvalsey, N = Narsaq, N2 = Nanortalik, S1 = Site 1, S2 = Site 2, et uS = Undir Solarfjollum. (B) La grille tétraédrique du sud du Groenland utilisée dans la simulation du niveau de la mer (les 72 km supérieurs de l’intérieur de la Terre sont représentés en gris clair ; l’ombrage de la surface reflète la résolution de la grille et est discuté dans la section 3B du matériel et des méthodes in Borregine et al., 2023). Le carré jaune montre une zone englobant l’établissement oriental et la zone de croissance de la glace (la même zone est montrée dans la Fig. 4A). Le carré vert montre une zone comprenant plusieurs établissements vikings importants, où l’inondation côtière est évaluée (voir également la Fig. 4A). (C) Croissance variable dans le temps pour notre histoire glaciaire, normalisée à une valeur maximale de 1,0 et adaptée. Voir les références dans Borregine et al. 2023.

La colonie orientale englobait la région située entre 59,75° et 61,5° de latitude nord et 47,75° et 53,55° de longitude ouest (Fig. 2A) et s’étendait de l’actuel cap Farewell jusqu’à la municipalité de Sermesoq. La topographie de la colonie orientale est caractérisée par des fjords sculptés par les glaciers (Andersen et al., 2020), et les sites vikings étaient concentrés le long des rivages associés, ou étaient plus près de la marge de l’inlandsis groenlandais. Près de l’église d’Igaliku, s’observent des ruines ennoyées et l’analyse de carottes de sédiments et de leur contenu végétal (Mikkelsen et al., 2008) a mis en évidence un entrepôt médiéval en grande partie submergé (Fig.1 in Kuijpers et al., 1999) ; une plage submergée y  a également été observée par sonar à balayage latéral et sismique réflection (Kuijpers et al., 1999). Dans les fjords Tunulliarfik et Igaliku, dans la même région, des terres « noyées » ont été découvertes et montraient différents éléments d’occupation (déchets, ossements humains et d’animaux …).. Selon les calculs, le niveau de la mer s’est élevé dans cette partie d’environ un mètre au cours des quelques 500 années pendant lesquelles Østerbygden a été habité. Cela peut sembler peu, mais la ferme Brattahlid (Fig. 2A) a perdu à elle seule environ 50 ha de terres au cours de la colonisation, tandis que 200 ha de terres supplémentaires ont disparu au fond de Tunulliar got (Borreggine et al. 2023).

Les habitants étaient donc vulnérables à tout changement significatif de la morphologie littorale. L’évolution du niveau de la mer représente donc un élément dynamique de l’occupation Viking, d’autant plus que de nombreuses fermes et abris étaient proches du littoral.

3. L’inlandsis groenlandais  méridional

De nombreuses preuves de l’élévation du niveau de la mer, engendrant des inondations, pendant et après la période d’occupation viking ont été rapportées, à proximité des établissements situés en bordure de l’inlandsis groenlandais (Borregine et al., 2022). L’inlandsis groenlandais méridional qui a atteint son maximum pendant le Petit Age Glaciaire (1250-1900 AD, Kjaer et al., 2022Pearce et al., 2022), aurait entraîné une élévation contemporaine du niveau de la mer près de la marge glaciaire en raison de la subsidence de la croûte terrestre et l’attraction gravitationnelle accrue de l’océan vers l’inlandsis en croissance lié à la subsidence glacio-isostatique consécutive de la croûte continentale (Mitrovica et al., 2001).  Cette composante régionale de l’élévation relative du niveau marin, qui affectait l’ensemble de la colonie orientale et qui n’avait pas été prise en compte auparavant, aurait eu une amplitude maximale supérieure de près de trois ordres de grandeur par rapport à une baisse moyenne globale du niveau de la mer associée à l’augmentation du volume des glaces au Petit Age Glaciaire, ce qui montre l’importance de la subsidence locale

4. Evolution régionale du niveau marin 

 4a. Inondation du littoral 

Les calculs de Borregine et al, 2023  sont basés sur une simulation à haute résolution (quelques km à moins de 1 km suivant les zones) et à volume fini de l’évolution du niveau de la mer sur un modèle de Terre viscoélastique (Fig. 2B voir Section 3A du Matériel et des Méthodes in Borregine et al., 2023) à partir d’une chronologie de la croissance de plus en plus lente de la calotte  de 1000 à 1840 AD, suivie d’un retrait en 2000 AD dans une position similaire à celle de Optimum médiéval (Fig. 2C). Pour contraindre le changement net du volume de glace associé à l’avancée de la calotte, les enregistrements du niveau de la mer de Nanortalik (Figs. 2A et 3), les données de carottes lacustres couvrant les 14 000 dernières années (Lecavalier et al., 2014) et celles des enregistrements de marais salants  locaux  (côte ouest du Groenland) de 1400 à 1800 CE ont été pris en compte (Long et al., 2012). En utilisant un sous-ensemble de données couvrant uniquement la période allant de 5000 BC à 1000 AD ans, une tendance linéaire du niveau relatif de la mer de 1,92 ± 0,72 mm/an est adoptée comme signal de fond pour le pré-Petit Age Glaciaire. Le signal du niveau relatif de la mer dû aux changements de charge glaciaire lors du Petit Age Glaciaire lui est alors superposé (Fig. 2C). Le résultat obtenu montre une augmentation préférentielle du volume de glace, culminant à 1840 AD (Fig. 2), équivalente à une chute de 7 mm du niveau marin global (absolu)

Figure 3. Niveau relatif de la mer modélisé comparé aux observations à Nanortalik (N2 in Fig.2A). Courbe modélisée du niveau marin relatif à Nanortalik pour un scénario dans lequel l’avancée locale de la calotte glaciaire est suffisante pour abaisser le niveau marin global de 7 mm, augmentée de l’ajout d’une tendance de fond du niveau de la mer due aux effets de l’ère glaciaire en cours (Section 1A in Borregine et al., 2023). L’incertitude 1-σ dans la courbe modélisée est indiquée en gris. Neuf points de données orange montrent des données niveau marin relatif du Petit Age Glaciaire établies à partir de sédiments de marais salants à Nanortalik, avec une incertitude de 2-σ sur l’âge et l’élévation (Long et al, 2012 in Borregine et al., 2023).

La figure 4A montre une simulation de l’évolution géographiquement variable du niveau de la mer entre 1000 et 1450 CE dans la région de la colonie orientale, en réponse au scénario d’avancée de la glace et à la tendance de fond. L’altitude modélisée du niveau de la mer culmine à un peu plus de 4 m (3,3 m en dehors de la zone de glaciation), soit environ 3 ordres de grandeur de plus que la baisse modélisée du niveau marin mondial associée à l’avancée de la calotte glaciaire du Petit Age Glaciaire dans le sud du Groenland. Le pic est à proximité du front glaciaire et le signal décroît en s’éloignant.

Figure 4. Changement modélisé du niveau de la mer de 1000 à 1450 CE dans la colonie orientale. (A) Carte des variations modélisées du niveau de la mer entre 1000 et 1450 CE. Le noir représente le littoral actuel du Groenland. Les étoiles de huit couleurs indiquent les sites d’intérêt archéologique. (B) Prévision de l’évolution du niveau de la mer pendant la période de colonisation sur huit sites archéologiques du panneau A (les couleurs des lignes correspondent aux couleurs des symboles de localisation des sites).

La figure 4B représente l’évolution prévue du niveau de la mer pendant l’occupation viking (de 1000 à 1450 de notre ère) pour une série de sites archéologiquement importants, notamment Brattahlid, Undir Solarfjollum, Dyrnaes, Narsaq, Gardar et Hvalsey (Fig. 2A et références in Borregine et al., 2023. La distance moyenne entre les fermes de la colonie orientale était d’environ 4 km (Vésteinsson, 2009).

 Ces évolutions intègrent à la fois le signal spécifique au site de l’avancée de la glace (langues glaciaires dans les fjords) pendant la période de colonisation et l’élévation régionale continue du niveau de la mer. La remontée nette du niveau de la mer sur ces sites varie d’environ 1 m à 3 m, ce qui indique que l’avancée de la glace amplifie le signal de l’ère glaciaire en cours d’un facteur allant jusqu’à ~4. 

Les figures 5A-D montrent l’inondation côtière pour la colonie orientale, avec un peuplement dense, à proximité de la marge glaciaire. La région ombrée en beige représente les terres émergées dans le sud-ouest du Groenland en 1450 AD lors de l’abandon relatif par les Vikings, et le bleu clair représente l’inondation côtière de 1000 à 1450 AD sur une grille triangulaire avec une résolution spatiale de 15 m.

Figure 5. Inondation côtière modélisée de la colonie orientale entre 1000 et 1450 AD, soit à peu près la période d’occupation par les Vikings. Le beige représente les terres au-dessus du niveau de la mer en 1450, le bleu foncé la zone océanique en 1000 et le bleu clair le littoral inondé entre 1000 et 1450 AD. Les étoiles indiquent les zones d’intérêt archéologique, comme sur la figure 4A. L’étoile blanche indique Nanortalik. Dans tous les panneaux, les lignes de la grille sont espacées d’environ 1 km. (A) Inondations côtières dans toute la région de la colonie orientale. (B-D) Inondations côtières dans les régions nord-ouest, centre-nord et sud de  la colonie orientale. (E) Emplacement des 461 sites Viking répertoriés (points blancs). Les zones 1-3, définies dans la section 2C comme étant situées de 0 à 20 km, de 20 à 40 km et au-delà de 40 km de la côte atlantique, sont spécifiées dans les contours verts. Le nombre de sites dans chaque zone est respectivement de 112, 152 et 197. (F) Histogramme montrant la distance entre 461 sites Viking et la zone d’inondation prévue la plus proche. In Borregine et al., 2023.

Dans la région représentée (Fig. 5A), l’inondation côtière est de 204 km2 de 1000 à 1450 CE pendant la période d’occupation avec une invasion marine atteignant des centaines de m2. Environ deux tiers des zones d’inondations côtières observées dans la colonie orientale sont contrôlées à l’échelle locale par l’avancée de langues glaciaires émissaires de l’inlandsis, et le reste par la réponse régionale et continue du niveau marin en sous contrôle de l’extension de l’inlandsis groenlandais. 

4b. Impacts sur le sites et établissements vikings

Pour comprendre l’impact relatif des inondations sur la population locale, Borreggine et al. 2023 ont divisé la colonie orientale en zones géographiques distinctes en fonction de la distance par rapport à la côte atlantique (Fig. 5F). Ces valeurs relatives suggèrent un abandon prioritaire des établissements d’embouchures exposées des fjords au profit des zones internes durant la période d’occupation.  Cet abandon progressif est d’autant plus probable que la majorité des sites analysés sont situés à proximité d’une zone ennoyée (Fig. 5F).

5. Discussion et conclusion

Il est difficile d’évaluer l’impact relatif du relèvement du niveau de la mer sur l’abandon de l’établissement oriental et sur la fin de l’habitat viking au Groenland au milieu du XVe siècle, par rapport aux autres facteurs identifiés dans la littérature (troubles sociaux, relations avec les Inuits, épuisement des ressources, changements climatiques et autres changements environnementaux, pressions économiques, etc.). Cependant, la reconstitution de l’évolution du niveau marin par Long et al., 2012 et précisée par Borregine et al,. 2023 indique que l’ensemble de la colonie orientale a connu un relèvement progressif du niveau marin régional tout au long de la période d’occupation et des inondations omniprésentes. Le relèvement temporaire prévu du niveau de la mer sur les sites répertoriés (voir localisation ici) de ~1,2 à 3,3 m (Fig. 3) sur 450 ans, soit ~7 mm/an ou 2 à 6 fois le taux d’évolution du niveau marin global au 20e siècle (Hay et al., 2015).

Cet ennoiement, somme toute modeste, a pu s’accompagner de différents impacts physiques (par exemple, vulnérabilité accrue aux tempêtes, érosion côtière, drainage perturbé, perte de tourbières pour l’isolation et le combustible) et sociaux (par exemple, modifications du rapport à l’environnement) examinés dans le contexte moderne du changement du niveau de la mer. 

Il faut rappeler que lors d’une déglaciation, l’apport en sédiments à la côte est important et stocké sous la forme de plages sableuses ou graveleuses, au fur et à mesure du soulèvement glacio-isostatique réactionnel. Les Vikings pratiquant l’échouage de pointe pour accoster leurs drakkars sans quille (Diamond, 2006), le relèvement du niveau marin a, en plus de l’ennoiement des terres basses, dû progressivement rendre la partie côtière des fjords déglacés peu accessible en faveur de côtes rocheuses, nécessitant un transbordement et/ou de l’accostage sans ponton (pas de troncs).

D’autre part, la période concernée est également connue en Europe et en France pour de nombreuses tempêtes (Lamb and  Frydendahl, 2005Van Vliet-Lanoë et al., 2014). La situation actuelle (2024) avec un océan intertropical encore chaud et un océan  arctique qui commence à se refroidir (forçage orbital : bateaux pris par les glaces en Sibérie pendant l’hiver 2023-24 ; englacement tardif par de la glace ancienne en 2024 du passage du Nord-Ouest)  amène des conditions analogues à celles du 1250 AD, avec des descentes d’air polaire, froid et sec (Anticylones Mobiles Polaires, Van Vliet-Lanoë et al., 2014 ; SCE, 2022) accompagnées par remontées d’air chaud et humide qui remontent très haut en latitude (jusqu’au Spitzberg). Ces tempêtes répétées dans un contexte de niveau marin local en hausse favorisent comme aujourd’hui érosion côtière efficace particulièrement au débouché des fjords.

Enfin la dérive des glaces amenées de l’Arctique par le Courant Est groenlandais longe ensuite la côte Sud du continent et remonte vers le Nord (colonie occidentale des Vikings) pour être ensuite reprise par le courant de Beaufort. Avec le refroidissement qui a suivi l’Optimum du Moyen Age, l’accès à la côte sud du Groenland a probablement dû être limité à <6 mois, bloquant l’approvisionnement vivrier en provenance par bateau du Royaume de Norvège.

Figure 5.  Carte de l’extension de la banquise en avril 1917 (ligne continue) et en 1911 (ligne en petit pointillé) . Source : Institut Météorologique danois

C’est ce que montre l’incidence de ces facteurs sur l’accès aux ressources qui définissaient le régime alimentaire des Vikings nordiques. Il est important de noter leur évolution au fil du temps, le refroidissement du climat limitait l’agriculture, privilégiant progressivement une alimentation marine pêchée dans les fjords par rapport aux ressources terrestres. Ceci montre que dans un premier temps, les Vikings ont tenté de s’adapter à cet ennoiement littoral (Arneborg et al., 1999). Avec la poursuite de la montée de la mer, les terres agricoles de basse altitude cultivées dans la colonie orientale se sont progressivement dégradées par la salinisation ainsi par l’aridification et l’érosion continue des herbages (Zhao et al., 2022). L’omniprésence du relèvement relatif du niveau de la mer sur les sites occupés par les Vikings, s’est surajouté aux « vulnérabilités cumulées » (Dugmore et al., 2012) ressenties par les colons vikings lorsque les conditions climatiques se sont détériorées avec le Minimum de Spörer au début du Petit Age Glaciaire.

L’article de Borregine et al. (2023) apporte quelques éléments neufs pour la compréhension de l’émigration circonstancié des Vikings hors du Groenland. Il est évident que de nombreux paramètres comme la peste noire, ou le refroidissement du climat ont dû peser au moins autant que ceux liés aux variations relatives du niveau marin. Néanmoins l’actualité récente nous montre que les ennoiements marins progressifs sont très préjudiciables aux zones d’occupation humaine, généralement surpeuplées, surtout celles situées dans la frange littorale. Pour les populations économiquement faibles, il n’y a pas d’autre solution que d’abandonner ces zones. Les Vikings connaissaient d’une manière générale des conditions de vie très dures, ils étaient tenaces et devaient continuellement affronter les aléas climatiques. Leur population déjà limitée a été décimée par la peste noire et à la ‘longue’, avec des conditions de plus en plus dégradées sur plusieurs siècles (physiques et climatiques), les survivants ont été obligés de quitter la colonie. L’extension de la banquise dérivante au Sud-Ouest du Groenland (Fig. 5) avec le Minimum solaire de Spörer (1450-1550) pourrait être responsable de la déprise plus tardive de la colonie occidentale. 

L’ étude de Borregine et al. (2023) est un bon exemple d’analyse critique de l’évolution du niveau marin en zone proche d’un inlandsis. Force est de constater aujourd’hui qu’en l’absence de ce type d’analyse, cela donne libre cours à l’alarmisme climatique (SCE, 2021). De telles situations ont été illustrées dans les archipels de Tuvalu et de Vanuatu (SCE, 2018SCE, 2023).

La notion du niveau marin relatif peut s’avérer contre-intuitive dans de nombreux cas, son effet potentiel n’est pas à négliger dans l’étude des variations du niveau marin.

Relevons qu’une telle analyse, basée sur des données réelles, n’est pas souvent menée dans la littérature scientifique actuelle. 

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16 réflexions au sujet de « La glacio-isostasie, la peste et l’extension de la banquise sont à l’origine de l’abandon du Groënland par les Vikings »

  1. Dommage qu’on ne sache pas reconstituer les évolutions de la gyre de Beaufort sur ces périodes anciennes. Vraisemblablement elle serait un indicateur de tout premier ordre ??

  2. L’évacuation des Vikings du Groenland à la fin du moyen-âge est un peu similaire à la situation actuelle des îles Tuvalu (9 atolls, 26 km2 , 11300 habitants), mis à part le sens de l’évolution de la température terrestre. Ces derniers n’ont guère de soucis à se faire, en tant qu’Austronésiens, la Nouvelle Zélande est prête à les accueillir et l’ONU leur promet des subsides. Bientôt Gutteres va créer un impôt spécial “sur les Tuvalu”.

    • Le cas des Tuvalu est une arnaque, bien orchestrée par les autorités locales pour récupérer de l’argent public via l‘action des ONG. Mais les scientifiques s’y mettent aussi pour compliquer.
      Une étude de Kench et al (2008, Nature Communications, article libre d’accès, https://www.nature.com/articles/s41467-018-02954-1) montre que, malgré la légère montée locale du niveau de la mer au cours des 40 dernières années (≈ 4 mm/an, soit 16 cm), mesurée par satellite, la surface des 101 atolls de Tuvalu s’est accrue globalement de 73,5 hectares (≈ 3%). Difficile de comprendre le mécanisme qui a compensé l’élévation du niveau marin, peut-être dû à l’accumulation de sable calcaire produit par les organismes marins (l’”usine à carbonate” des plates-formes tropicales), et accolé aux côtes par le déferlement des vagues.
      Une autre értude de Becker et al. (2012, Global and Planetary Change, v. 80-81, p. 84-98, article payant, seul le résumé est accessible aux non abonnés) montre une variabilité liée aux cycles El Nino/la Nina (la suppression des alizés pendant les El Nino provoque une chute du niveau marin dans l’ouest Pacifique par effet de balance est-ouest de la surface de l’océan) ainsi qu’une variabilité spatiale indiquant des déformations tectoniques (variations de subsidence lorsque les données altimétriques GPS sont disponibles) qui se superposent à l’élévation moyenne du niveau mesurée par les marégraphes.
      Plus récemment, Martinez-Asensio et al., dont Becker (2019, Global and Planetary Change, v. 176, p. 132-143, article payant, seul le résumé est accessible aux non abonnés) confirment que la tectonique a une forte influence sur certaines iles mais que l’élévation générale du niveau, assez faible, est conforme aux données des satellites et des marégraphes. Dans ces deux articles, la superficie des îles (cf l’article de Kench et al.) n’est pas abordée.
      Les deux dernières études soulignent que les résultats des études scientifiques sont à prendre avec précaution car les méthodes employées sont différentes et donc les conclusions possiblement contradictoires. Le seul fait irréfragable qui reste, pas les calculs (discutables), est celui montré par Kench et al., la superficie a augmenté, point barre ! Quant aux mécanismes…

      • Tout à fait juste, je vis dans la Pacifique et cette vaste arnaque comme d’autres est une grosse opération médiatique.
        L’étude de Kench que vous citez est de 2018 et que je connaissais et non de 2008.
        Mais le délire continue et il est bien orchestré, cela fait entrer beaucoup d’argent tant pour les Etats qui crient au secours que pour les ONG pour lesquelles le catastrophisme est devenu un fabuleux business.
        Comme au temps du commerce des indulgences, il y a plein de naïfs persuadés d’être coupables de quelque chose et soucieux de faire pénitence en envoyant de l’argent.

        • Pour aller un peu plus loin, il est connu en géologie que les plates-formes carbonatées tropicales sont capables d’accommoder, via leur production calcaire, des élévations modérées du niveau marin, telles celles constatées actuellement. Le mécanisme est dit “keep-up“, au contraire de celui qualifié de “give-up“ lorsque la production calcaire est insuffisante pour compenser cette élévation. L’exemple le plus spectaculaire est celui des plates-formes carbonatées triasiques des Dolomites italiennes. Au début de l’extension alpine, la plaque adriatique s’est enfoncée mais des points de nucleation de plates-formes carbonatées sont apparus localement qui ont aggradé avec l’élévation du niveau marin relatif. En qq millions d’années de ce mécanisme, des plates-formes isolées de près de 800 m de haut se sont créées, dont on peut voir aujourd’hui les clinoformes de progradation dans ces Dolomites (Sella, par exemple). Pour revenir à aujourd’hui, ces examples anciens montrent (pour le Pacifique tropical) que buriner sur la “montée des eaux” n’a pas d’intérêt si on ne prend pas en compte la capacité d’adaptation de l’usine à carbonate. Pas d’inquiétude pour les îles du Pacifique, comme le montre l’article de Kench et al (2018) qui a d’ailleurs enfoncé le clou avec un autre article en 2023 (Reef islands have continually adjusted to environmental change over the past two millenia, dans Nature Communications, article en libre accès sur le site).

  3. Article bienvenu qui illustre parfaitement la complexité intrinsèque des variations du niveau marin. Elles sont toujours la résultante de plusieurs facteurs, d’où la notion de niveau marin relatif que l’on devrait toujours employer en l’absence d’étude exhaustive des causes possibles locales.
    C’est valable pour les marégraphes qui enregistrent aujourd’hui la résultante de variations propres du niveau marin (dit absolu dans l’article – ou encore eustatique) et du couple subsidence/soulèvement (selon les lieux) sous contrôle tectonique (subsidence des marges passives comme celles de l’Atlantique, soulèvement des marges actives (zones de subduction).
    C’est même plus compliqué. Et là je renvoie aux derniers articles publiés par feu N-A Mörner sur les fluctuations inhomogènes du niveau marin relatif sur plusieurs iles du Pacifique d’après les témoins sédimentaires de stationnement des rivages anciens. Là, on touche à la tectonique intra-plaque liée à des mouvements verticaux dont la source est peut-être dans la dynamique du manteau terrestre. Je fais allusion aux anomalies à moyenne longueur d’onde du géoide dont on ignore les vitesses de changement, si le manteau est bien animé de courants de convection, ce qui reste à pouver.
    S’y ajoute la question de la production carbonatée dans les atolls du Pacifique par exemple où le sable calcaire produit par les organismes marins s’accole aux côtes, induit une augmentation de la surface émergée et donc une avancée des côtes sur la mer, sans pourtant aucune variation du niveau marin absolu (eustatique). Il faut dissocier déplacements du trait de côte et variations du niveau marin.
    L’article developpe justement un dernier problème qui est le poids de la calotte glaciaire qui enfonce le continent dans le manteau. Ce qui est contre-intuitif est qu’une augmentation du volume de la glace continentale va provoquer une élévation du niveau marin à proximité de la calotte, alors qu’au loin, on enregistrera au contraire une chute du niveau due au volume d’eau de mer temporairement soustrait et stocké sur le continent sous forme de glace. De plus la variation du niveau est déphasée (temps de latence dû à la viscosité du manteau). Ainsi la Scandinavie continue son relèvement isostatique 10.000 ans après la fonte de la calotte, à une vitesse de l’ordre du cm/an, soit une vitesse environ 10 fois plus élevée que les vitesses de soulèvement purement tectoniques (1 à 2 mm/an, ce qui fait qd même 1 à 2 km par million d’années, unité géologique commode).

  4. Dans le même style il faut lire cet article
    https://claudegrandpeyvolcansetglaciers.com/2024/08/20/adieu-jakarta-bienvenue-nusantara-goodbye-jakarta-welcome-nusantara/comment-page-1/
    où on peut lire ceci
    “”””””””Le transfert de la capitale indonésienne sur l’île de Bornéo est une conséquence du réchauffement climatique et de la montée du niveau des océans. De plus, Jakarta s’enfonce de 20 à 25 centimètres par an sous son propre poids et suffoque sous les nuages de particules fines. Passée de 500 000 habitants en 1945 à 11 millions actuellement (31 millions pour l’agglomération dans son ensemble), Jakarta étouffe littéralement, avec des problèmes de logement, d’infrastructures et d’alimentation en eau.”””””””
    Adieu donc Jakarta et bonjour Balikpapan, au bord du delta de la Mahakam , capitale pétrolière de l’Indonésie

      • Oui mais c’est mieux de dire que c’est la faute du RCA.
        C’est comme les incendies, c’est le RCA, c’est mieux que de dire que 95% sont d’origine criminelle, c’est moins vendeur

        Groundwater abstraction more than 11 million m3/year during the period 1950 – 1994 has changed the hydraulic situation from a rather undisturbed stage to a stage of exhausion caused by a more or less controlled groundwater mining. The most importance problems related to the groundwater abstraction in Jakarta area mainly: (1) lowering of piezometric heads of upper and lower aquifer systems, (2) degradation of groundwater quality, and (3) land subsidence.
        Actual groundwater abstraction of about 53 million m3/year from deep wells can not be compensated by horizontal inflow across the hinge line (estimated to be some 15 million m3/year) and by vertical leakage from the shallow aquifer. In response to overabstraction, water levels dropped by 1-3 m/year during the last 10 years and are locally at 20-40 m below mean sea level.

        Data more than 200 wells has been used by DEG in 1994 to indicate the zone of groundwater quality problem. It is observed that shallow groundwater quality is affected (Cl-=500 ppm and EC=1,500 micromhos/cm) in Jakarta as far as 9 km inland (Cengkareng Pedongkelan, Pulogadung). The salinity in the deeper aquifer system (40-140 m) and greater than 140 m has progressively moved southward, reaching 3-7 km inland. The water quality in the shallow aquifer which still supplies 80 % of the Jakarta population with drinking water, is also highly endangered by human pollution in the densely populated city area.

        Land subsidence is now identified as the most critical problem, because it occurs on a large scale in northern Jakarta. Geotechnical model calculations strongly support the hypothesis that confined groundwater abstraction is the main cause of the observed land subsidence (10 to 90 cm in the period 1978-1989/90, more than 50 cm in a zone of approximately 150 km2). Simulation runs make plausible that the total land subsidence in uncrolled conditions may increase to 5 times the values already observed. This mean a total final subsidence from 1950 onwards of 4 to 6 meters in the most subsidence prone zones in northern Jakarta.

  5. A lire cet intéressant article de 2015 qui n’a pas pris une ride et où on est très loin des pérégrinations du pseudo historien certes médiatique mais archi nul, Jared Diamond qui, sur le sujet du Groenland et des vikings comme sur bien d’autres (voir la bouse complète “De l’inégalité parmi les sociétés”) s’était fendu d’un tissu d’absurdités (fort bien écrit, il faut le reconnaitre !).
    De la déglaciation à l’agriculture moderne :
    histoire environnementale du sud du Groenland
    Emilie Gauthier, Vincent Bichet, Charly Massa, Typhaine Guillemot, Laurent Millet, Christophe Petit et Hervé Richard p. 56-62
    https://journals.openedition.org/nda/3135

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