Électricité : les trois composantes du grand gâchis

Rémy Prud’homme. Professeur des université (émérite)

Dans les deux décennies 1960 et 1970, la France a été résolument pro-nucléaire. Elle a construit ou engagé la construction de 50 réacteurs. A partir de 1980, la France cesse pratiquement d’ouvrir de nouveaux chantiers nucléaires, et se contente de terminer ceux qui étaient commencés. Dans les quatre décennies 1980, 1990, 2000 et 2010, la France a été résolument anti-nucléaire (ou à tout le moins a-nucléaire). Quelles sont les raisons sociales, politiques, administratives, économiques, techniques, ou autres susceptibles d’expliquer ce remarquable tournant ?

Certainement pas l’échec socio-économique du programme. Les centrales furent au contraire un succès complet. Elles furent construites dans les temps (6-7 ans) et aux coûts prévus. Elles ne bénéficièrent d’aucune subvention budgétaire, mais furent financées par des emprunts (garantis par l’Etat, il est vrai) sur les marchés financiers. Elles libérèrent la production d’électricité de la France de sa dépendance antérieure au charbon et au pétrole importés. Elles produisaient une électricité bon marché, à un coût bien inférieur au coût de production des autres pays d’Europe. Si l’adage « on ne change pas une technologie qui gagne » avait prévalu, la politique énergétique française aurait continué d’être pro-nucléaire.

Le développement des ONG militantes est certainement un facteur explicatif. Dans beaucoup de domaines, les ONG ont, dans les années 1980, joué le rôle traditionnel des religions et des partis politiques : mobiliser les opinions publiques en faveur de mesures concrètes pour des « causes » simples et consensuelles, telles que « la paix » ou « la nature ». En bonne logique, ces formes nouvelles d’agitprop n’auraient pas dû affecter le nucléaire civil, qui était nettement moins polluant et moins carboné que toutes les autres sources d’électricité. Mais il avait, médiatiquement, le double inconvénient d’être cousin de la bombe atomique, et d’être mystérieux. Greenpeace, né dans les années 1970 pour lutter contre les essais nucléaires militaires, s’est vite reconverti dans la lutte contre les centrales nucléaires civiles. « Sortir du nucléaire » est devenu une institution et un slogan à succès.

La cause principale du tournant des années 1980 a été la volte-face des hommes et des femmes) politiques, de gauche comme de droite. Le programme électoral de M. Mitterand en 1981 est très clair : « Le programme nucléaire sera limité aux centrales en cours de construction, en attendant que le pays, réellement informé, puisse se prononcer par referendum » (proposition 38). La liste des ministres de l’environnement est éloquente. Ceux de M. Mitterand sont Mme Bouchardeau, M. Lalonde, Mme Royale et M. Barnier, tous clairement anti-nucléaire. Ceux de M. Chirac – Mmes Lepage et Voynet, M. Cochet, Mme Bachelot – le sont encore davantage (à l’exception de Mme Bachelot).  La présidence de M. Sarkozy, dont le premier acte fut le Grenelle de l’Environnement qui préconise le déclin de la part du nucléaire dans le mélange électrique français, sous l’autorité de MM. Jupé et Borloo, et de Mmes Kosiusco-Morizet et Jouanno, est également anti-nucléaire. On peut en dire autant des ministres de l’environnement de M. Hollande, come Mmes Baltho, Royal (de nouveau), et Pompili. D’une façon générale, tous les partis de gauche (à l’exception notable du parti communiste) ont été ouvertement anti-nucléaire ; et aucun parti de droite n’a été pro-nucléaire.

Le symbole le plus parlant de l’attitude de la classe politique est sans doute Nicolas Hulot : ce sympathique journaliste télévisuel autodidacte qui prônait la sortie du nucléaire s’est vu proposer le poste de ministre de l’écologie par les présidents Chirac, Sarkozy, et Hollande, avant d’accepter celle du président Macron, qui l’a nommé ministre d’Etat, numéro 2 dans l’ordre protocolaire.

L’anti-nucléaire a donné la main à deux autres changements radicaux du paysage électrique français : le pro-renouvelable, et le tout-européen. Dans le discours, dans l’opinion, et dans les décisions, moins d’électricité nucléaire, c’était davantage d’électricité éolienne et photovoltaïque. Dans l’esprit de certains, la causalité était même inversée : il nous faut plus de renouvelable, donc moins de nucléaire.

Avant le tournant, le cadre économique était celui d’un monopole public contrôlé par l’Etat : EDF produisait, transportait, vendait l’électricité, à un prix qui lui permettait de remplir sa fonction à moyen et long terme (le célèbre « coût marginal de développement » de Marcel Boiteux). Après le tournant, ce cadre économique devient un grand marché européen peu régulé, avec des prix variables d’heure en heure, déterminés pour l’essentiel par le coût marginal de l’électricité allemande. Pour favoriser l’apparition de nouveaux producteurs en France, on a été, en 2010 jusqu’à obliger EDF de vendre à un prix très bas le quart de sa production nucléaire à des « producteurs alternatifs » : en fait des traders, qui n’ont jamais produit un seul MWh.  

Quels sont les ressorts, et les conséquences, de ce triple tournant idéologique. On en évoquera trois. Tout d’abord, la responsabilité politico-administrative était concentrée ; elle est devenue diluée. Le programme nucléaire civil a été conçu et mis en œuvre par une poignée de personnes. D’un côté, les représentants du CEA et d’EDF, le ministère de l’industrie, les patrons des entreprises publiques et privées concernées (que Philippe Simonnot présente dans un livre de 1978 intitulé Les nucléocrates). Pas ou peu d’énarques. D’un autre côté, le ministre de l’industrie, le premier ministre, et le chef de l’Etat. Les grandes décisions, comme le choix entre la filière française du CEA ou la filière américaine de Westinghouse, ou comme le choix entre avoir un seul fournisseur ou en avoir deux pour les cuves ou les turbo-alternateurs, étaient tranchées par le chef de l’Etat en personne. Le Parlement, les partis, les ONG, l’opinion, étaient totalement ignorés. A partir de 1980, ce système se dilue. Des dizaines d’institutions, de ministères, de lobbies, d’élus, de conventions citoyennes, etc. interviennent, interdisent, conseillent, exigent, et les décisions prises ne sont plus que la résultante de toutes ces forces contradictoires.

Deuxièmement, les décideurs étaient informés ; ils ont largement cessé de l’être. L’électricité est un domaine assez technique et complexe. Tous les décideurs d’hier le maitrisaient. Ce n’est pas le cas tous ceux des décennies récentes. Beaucoup de journalistes confondent régulièrement les MW et les MWh. Lors de la campagne des élections présidentielles de 2007, un journaliste demande quelle est la part du nucléaire dans le mélange électrique : 50% répond M. Sarkozy, 17% rétorque Mme Royal, en réalité plus de 80%. Hier, les conseillers des ministres sur ces matières étaient tous des ingénieurs (généralement polytechniciens) ; aujourd’hui, ils sont des communicants. Les décisions étaient dictées, ou à tout le moins contraintes, par des réalités chiffrées, elles le sont dorénavant par des sondages d’opinion. On prête à M. Trump (on ne prête qu’aux riches) d’avoir rabroué un conseiller qui lui expliquait que telle décision envisagée contrevenait aux lois de Kirchhoff : « je ne connais pas votre M. Kirchhoff, mais ce qu’une loi a fait, une autre loi peut le défaire ». Caricatural, mais pas totalement irréaliste.

Enfin, le résultat des décisions (en matière d’électricité) prises dans les années 1960-80 a été excellent pour la France, alors que le résultat des décisions prises ensuite a été calamiteux. En termes réels (corrigé de l’inflation), le prix de l’électricité a constamment décliné jusqu’en 2008, améliorant le niveau de vie des ménages, et la productivité des entreprises. A partir de 2008, ce même prix réel a régulièrement augmenté, au détriment du niveau de vie des ménages et de la productivité des entreprises. Ce changement ne s’explique pas par on ne sait quel phénomène extérieur, mais par la mise en œuvre des trois politiques anti-nucléaire, pro-renouvelable, et tout-européenne évoquées ci-dessus. En 2008, la France disposait d’un stock de barrages hydrauliques et de centrales nucléaires plus que suffisant pour répondre à la demande d’électricité de la France. Dans les années qui ont suivi (et jusqu’à ce jour), cette demande est restée constante. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, une non-politique, consistant à ne rien changer, aurait assurément permis de satisfaire cette demande, et de continuer à exporter. Au même coût faible, ou à un coût déclinant. Elle aurait en prime économisé les dépenses publiques de subventions aux renouvelables et de compensation des hausses de prix imputables aux hausses de coûts en Allemagne, dépenses qui se chiffrent en dizaines de milliards d’euros, et qui ont creusé la dette publique de la France. Qu’en est-il aujourd’hui ? La politique anti-nucléaire est largement passée de mode. Ses thuriféraires les plus ardents affirment même qu’ils ont toujours été pro-nucléaires ! Laissons-les dire ; et réjouissons-nous. Mais les deux autres piliers sont toujours vénérés. Tous les documents officiels prévoient des investissements aussi colossaux qu’inutiles dans le photovoltaïque et dans l’éolien. Même ébranlée, la foi dans les vertus miraculeuses du marché européen reste intacte. On peut donc prévoir que les coûts de production et de distribution de l’électricité vont continuer à augmenter en France. Cette augmentation sera-t-elle financée par les budgets d’un Etat financièrement aux abois ? par la baisse du niveau de vie des ménages français ? ou par l’appauvrissement, et la fuite, des entreprises françaises ?

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10 réflexions au sujet de « Électricité : les trois composantes du grand gâchis »

    • Pas la faute à Voynet dont les opinions étaient connues mais à ceux qui ont voté pour le parti qui l’a mise en poste. S’ils sont contents tant mieux pour eux, s’ils font la gueule ils n’avaient qu’à réfléchir avant.

      • Réflexion très censée.
        Je suis frappée de voir les motifs pour lesquelles certaines personnes votent pour l’un ou l’une. J’ai assisté il y a quelques années à une conversation lunaire de femmes ayant voté Macron parce que si beau gosse avec une femme certes âgée mais d’une élégance rare toujours dans les magazines de mode. Je ne pense pas qu’elles aient eu la moindre idée de ce que contenait son programme.
        C’était des femmes, mais je ne pense pas que la majorité des hommes qui votent soient capables d’énumérer 10 points du programme d’un politique pour lequel ils votent ou ont voté.

  1. C’est cuit !
    La loi NOME ( nouvelle organisation du marché de l’électricité) signée en 2005 et mise en œuvre vers 2011 doit se terminer en 2025 ! C’est pour ça qu’il est annoncé une baisse du tarif du MWh en 2025 !! Mais les taxes vont augmenter pour compenser la baisse. Les hausses de ces dernières années étaient dans la loi !!!!
    Les politicos pourris Français ne pouvant reconduire cette loi européenne dont l’ARENH (Accès Régulé à l’Electricité Nucléaire Historique) est le pendant Français vont maintenant taxer et taxer , sachant que 90% des Français ( entreprises ou particuliers ) paieront, puisqu’ils ont pu payer depuis 2011.

  2. Un très bel article qui résume par-fai-te-ment le désastre….en 2027, avant de quitter l’Elysée, Macron devrait en toute logique sortir son chéquier pour dédommager la France après son crime contre le nucléaire français

  3. J’en ajouterai pour ma part une troisième : la Peur. Fille de l’ignorance, elle est le ressort de tous les gouvernements des hommes. Elle est exploitée sans vergogne par les cyniques avides de pouvoir et de prébendes qui promeuvent le délire d’illuminés, mortifiés et radicaux. Les désastres industriels (automobile, énergie, agriculture, entre autres) se profilent à l’horizon avec leurs cortèges de licenciements, chômage partiel, et de destructions des territoires. Il paraît qu’un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. Hélas ! Nos élites dirigeantes ont oublié le service du peuple qu’ils ont sacrifié à leurs folies européiste et mondialiste intéressées.
    Je me souviens de mon passé scolaire et me rappelle
    ces « bons élèves », les premiers de la classe, assis, bien sûr, au premier rang, obéissants jusqu’à la servilité, dociles jusqu’à la veulerie. Parfois, les cancres que nous étions leur donnions une chiquette sur le derrière de la tête à la sortie du cours…Oh ! Bien sûr il n’y avait pas de quoi être fier.
    Cependant, réflexion faite après plus de soixante années passées, force est de constater que les Jean Moulin et les Pierre Brossolette ne peuplaient pas leurs rangs…

    • L’exploitation de la peur est un ENORME moteur et tous les moyens sont bons.

      Récemment l’AFP et (les journalistes photocopieurs de l’AFP sans la moindre analyse comme d’habitude) ont jugé bon d’effrayer, sans aucune raison pourtant, le grand public au sujet de « résidus » de pesticides dans les fruits et légumes.

      L’Association Française pour l’Information Scientifique a fait une bonne mise au point sur la réalité de ces allégations. Générations Futures parle de résidus en dessous voir très en dessous des LMR.
      https://www.afis.org/Peurs-et-desinformation-autour-de-traces-de-pesticides-dans-les-fruits-

      Pour comprendre ce qu’est une LMR, limite maximale de résidus, l’Académie d’Agriculture avait fait un bon résumé https://www.academie-agriculture.fr/sites/default/files/publications/encyclopedie/final_09.01.q04_quest_ce_quune_lmr.pdf
      En France, les LMR sont donc en gros une division par 100 du niveau minimal trouvé de toxicité d’un produit ce qui donne une très très grosse marge de sécurité. Elle est bien inférieure dans de nombreux pays.

      Pour bien comprendre, il faut savoir que Générations Futures qui est derrière toutes ses campagnes anti pesticides et se présente comme une association de 4000 membres faisant de la “défense de l’environnement” et en fait une véritable machine de communication et de publicité (qui ne dit pas son nom) du syndicat des producteurs et commerçants du Bio.
      Sa présidente est Maria PELLETIER, directrice d’une grande entreprise de farines bio, les moulins Marion. Tout cela est sur leur site, ce n’est même pas un secret.
      Elle est aussi présidente de Synabio le syndicat du Biobusiness qui comprend plein de grosses entreprises du bio comme Biocoop, Ekibio, Léanature, Botanic, Bjorg, Nutrigia……
      Toutes ces entreprises sont des contributeurs occasionnels à Générations Futures.

  4. Il ne sert à rien de réduire la production de CO2. Non seulement le CO2 n’ a aucune incidence significative sur le réchauffement mais réduire le CO2 qui domine, entre autres, la production des céréales, est un crime contre l’humanité qui comprendra bientôt 10 milliards d’individus qu’il faudra nourrir. Plutôt que de dépenser des fortunes inutiles, et nuisibles pour le fonctionnement des réacteurs nucléaires, en éolien et en photovoltaïque, il convient, comme le suggère l’article en conclusion, de réserver nos ressources financières à l’entretien du parc nucléaire et à son développement, en particulier l’introduction de surgénérateurs, en complément des EPR, qui nous fournissent au moins un millier d’années d’électricité grâce aux réserves d’uranium appauvri dont nous disposons déjà.
    https://climatetverite.net/2022/11/16/nucleaire-il-nest-pas-trop-tard/

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