Rémy Prud’homme
La productivité d’une économie, c’est sa production divisée par les facteurs de production, ou par le seul facteur travail, mesuré comme le nombre d’heures de travail, ou le nombre de travailleurs. L’augmentation de la productivité est la clé de l’augmentation du niveau de vie. Le rapport Draghi a souligné qu’au cours des années récentes, la productivité du travail a stagné en Europe (et en France), prospéré aux Etats-Unis, et augmenté fortement en Chine. Il voit là l’un des défis majeurs (peut-être même le défi majeur) pour l’Europe. Il est donc très important de chercher à connaître les causes de l’évolution de la productivité. Elles sont certainement plurielles. La théorie en identifie classiquement quatre : l’évolution de la qualité des travailleurs (ce qu’on appelle l’amélioration du capital humain) ; l’évolution du stock de capital physique ; l’évolution des technologies ; et l’évolution de la structure de la production (glissements des secteurs peu productifs vers les secteurs plus productifs). Cette note s’interroge sur le rôle potentiel d’une cinquième cause, rarement évoquée : l’intensité des politiques de décarbonation. Et elle utilise la relation établie pour évaluer les coûts de la décarbonation.
On a comparé, pour une vingtaine de pays, et pour la période 2015-2021, l’évolution de la productivité de travail (PIB/population active) et l’évolution des politiques de décarbonation (rejets de CO2). Les 20 pays retenus sont les pays développés de plus de 10 millions d’habitants. La période choisie enjambe la crise de la covid qui a vu la production (et la productivité) s’effondrer, avant de rebondir. Les évolutions entre les chiffres de 2015 et ceux de 2021 sont exprimées en pourcentages moyens par an. Le graphique 1 présente les résultats de cet exercice. L’équation de la droite de régression les résume :
Productivité = 1,031 – 0,27%*Décarbonation (1)
Le graphique, et l’équation, montrent l’existence d’une corrélation entre l’évolution de la productivité et l’intensité de la décarbonation dans les pays développés et dans la période choisie. Cette corrélation-là est-elle causale ? On a de bonnes raisons de le croire. Certes, elle ignore les quatre causes classiques de l’évolution de la productivité, ce qui est fâcheux, mais probablement peu important, pour au moins trois motifs. Primo, il est conceptuellement et statistiquement difficile (pas complètement impossible) de chiffrer l’évolution de ces causes : de combien a évolué le « capital humain » entre 2015 et 2021 ? Secundo, ces variables causales ont souvent un caractère structurel, une dynamique de moyen et de long terme, qui fait qu’elles varient peu en six ans ; elles expliquent bien le niveau de productivité des pays considérés, mais mal l’évolution de ce niveau dans le court terme. Tertio, ces quatre variables explicatives potentielles dépendent assez peu des politiques des différents pays (au moins dans le court terme), et présentent sans doute des évolutions peu différenciées. Par contraste, la décarbonation est une variable : facilement mesurable, qui varie beaucoup dans le court terme, et qui est très diversifiée entre les différents pays. En un mot, les données de décarbonation ont une variance bien plus grande que les données des quatre causes classiques. Ce qui leur donne une plus grande force explicative. Tout cela suggère que le graphique 1, et l’équation (1) ont bien une signification causale.
Graphique 1 – Engagement climatique et productivité, 2015-2021, 20 pays développés
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Bien entendu, la décarbonation n’est pas le seul facteur de l’évaluation de la productivité. Les points du graphique ne sont pas alignés le long de la droite de régression. Dans chacun des pays, d’autres facteurs expliquent leur éloignement de cette droite. Pour les Etats-Unis, par exemple, la décarbonation a principalement pris la forme du remplacement du charbon par le gaz, notamment dans la production d’électricité ; ce remplacement a réduit les rejets de CO2/kWh, d’environ 50% ; il n’a pas été motivé par le souci de la décarbonation, mais par la baisse du prix du gaz, elle-même-même causée par le développement du gaz de schiste. Mais cela n’affecte pas (au contraire, pourrait-on dire) le message qu’envoient le graphique et l’équation (1).
Ce message est clair : plus le taux de décarbonation d’un pays est élevé, et plus le taux de progression de la productivité est bas. A un extrême, on a la Pologne, qui ne décarbone pas et où la productivité augmente beaucoup ; à l’autre extrême, on a le Royaume-Uni, qui décarbone beaucoup et où la productivité stagne. On observe le même phénomène dans la trilogie de Draghi : Dans la même période, la Chine augmente ses rejets de CO2 (de 2% par an) et a une productivité qui augmente fortement (de 6% par an) ; Les Etats-Unis diminuent modestement leurs rejets de CO2 (-1%), et ont une productivité qui augmente sensiblement (+3%) ; l’Europe réduit plus que le reste du globe ses rejets de CO2 (-2%) et a une productivité qui stagne (+1%).
L’équation (1) le dit d’une façon plus simple. En l’absence de décarbonation (avec Décarbonation = 0), la productivité dans les pays développés augmenterait en moyenne à un taux d’environ 1%. Un point de décarbonation de plus entraîne une baisse du taux de variation de la productivité d’environ 0,3 points. Il s’agit là, bien entendu de moyennes et d’ordres de grandeur.
Cette évaluation chiffrée permet de procéder à une estimation des coûts de la décarbonation, ou plus exactement des pertes de PIB induites par une variation des rejets de CO2 entrainée ou voulue par les politiques volontaristes de décarbonation. On le fera pour la France pour la période 2015-2021, et pour la période 2023-2030.
Entre 2015, le PIB de la France était de 2200 milliards. En supposant que le PIB évolue comme la productivité (c’est-à-dire en supposant constant le nombre des travailleurs, dans un souci de simplification), ce PIB aurait, en l’absence de décarbonation, augmenté à un taux de 1,03% par an, et atteint 2340 milliards en 2021. L’équation (1) montre que du fait de la décarbonation enregistrée, la productivité, et le PIB, ont cru seulement à un taux de 0,49%, et donc que le PIB atteint seulement 2265 milliards en 2021. L’effet décarbonation a entraîné une perte de PIB de 85 milliards pour la seule année 2021, par rapport à 2015. En cumulé, pour les six années de la période 2015-2021, cela fait une perte d’un peu plus de 250 milliards d’euros. On peut même ajouter que, les impôts représentant environ 50% du PIB, la décarbonation a diminué sur cette période les recettes fiscales d’environ 130 milliards, ce qui représente environ 27% de l’augmentation de la dette publique entre ces deux dates.
En 2024, le PIB de la France est d’environ 2600 milliards. Entre 2024 et 2030, la réduction des rejets de CO2 officiellement décidée et affichée est de 40%, soit 8% par an. En l’absence de décarbonation, le PIB augmenterait à un taux de 1,03% par an, et atteindrait 2770 milliards en 2030. L’équation (1) montre que la décarbonation programmée entrainerait une diminution de la productivité de de 1,13% par an. Le PIB de la France déclinerait, pour atteindre 2430 milliards en 2030. La différence entre ces deux chiffres, 340 milliards, est une mesure du coût en PIB du programme de décarbonation engagé pour la seule année 2030. Le coût cumulé pour l’ensemble de la période 2024-2030 s’élève à environ 1000 milliards d’euros, ce qui correspond à une perte de recettes fiscales – et donc d’augmentation de la dette publique – d’environ 500 milliards.
Tout ça pour rien. Les 490 millions de tonnes de rejets de CO2 de la France représentent 0,8% des rejets du globe. Pas besoin de mettre en cause l’influence du stock de CO2 sur la température du globe. Il suffit de s’appuyer sur l’affirmation du GIEC selon laquelle « 1000 milliards de tonnes d’émissions de CO2 causent une augmentation de la température du globe de 0,45 °C » pour calculer que réduire nos rejets de 40% aurait pour effet de réduire la température de 88 millionièmes de degré, une grandeur imperceptible, bien incapable d’avoir la moindre influence sur les dommages climatiques de la France. La présentation médiatico-politique dominante est que la décarbonation coûte très peu et rapporte beaucoup, alors que la réalité est que la décarbonation coûte énormément et ne rapporte pratiquement rien.
Comment se comparent les résultats obtenus ici avec les évaluations antérieures ? Les plus souvent citées sont les surcoûts pour les finances publiques (40 milliards aujourd’hui, le double en 2030) et les surcoûts d’investissement (70 milliards en 2030). Ces chiffres sont très inférieurs à nos résultats (340 milliards de perte de PIB en 2030). Mais ils ne se rapportent pas du tout aux mêmes « coûts ». Le coût en finances publiques et le coût en investissement ne sont que des petites parties du coût en PIB. La plupart des outils des politiques de décarbonation consistent en normes, en interdictions, en prescriptions, en obligations, en taxes, etc. imposées aux ménages, aux entreprises, et à l’économie. Beaucoup de ces contraintes ne coûtent rien à l’Etat (parfois elles lui rapportent des recettes), et n’impliquent aucun investissement ; mais toutes pèsent lourdement sur les ménages ainsi que sur l’efficacité et la compétitivité des entreprises. En revanche, il apparaît que le coût en PIB en 2030 (340 milliards) calculé ci-dessus est très proche du coût en bien-être (300 milliards) évalué dans notre essai de 2024 intitulé Transition écologique : le coût des rêves. Les deux concepts ne sont pas totalement identiques, mais ils s’intersectent largement. Les méthodologies utilisées pour produire ces évaluations sont totalement différentes, ce qui rend la proximité de leurs résultats assez rassurante.
Les évaluations de coûts en PIB présentées ci-dessus sont bien entendu à prendre avec précautions. Elles reposent sur une relation décarbonation-productivité calculée sur une seule période (2015-21) ; le même calcul sur une période différente produirait peut-être des valeurs des paramètres différentes. Ces valeurs sont calculées sur une vingtaine de pays ; ils sont peut-être légèrement différents pour la France. De plus, les paramètres calculés sur la période 2015-21, sont utilisés pour la période 2024-30 ; ils ont pu changer avec le temps.
Mais les précautions à prendre ne doivent pas cacher l’essentiel. La décarbonation dans laquelle nous sommes engagés, et à laquelle la quasi-totalité des hommes politiques sont profondément attachés, a un coût économique considérable. Elle menace gravement l’augmentation de la productivité du travail, qui a été l’un des piliers de l’amélioration de la condition humaine au cours des deux derniers siècles. Ce coût est si élevé que l’on peut parier que beaucoup des mesures de décarbonation « décidées » (sic) et annoncées ne seront pas mises en œuvre. L’ADEME, une agence gouvernementale qui dispose d’un budget annuel de 4 milliards d’euros pour décarboner, peut bien lancer (avec notre argent) des campagnes de publicité répétant ad nauseam : « Décarboniser, c’est rentable – absolument ! », les faits finiront par l’emporter sur les slogans.
Vous dites « La décarbonation dans laquelle nous sommes engagés, et à laquelle la quasi-totalité des hommes politiques sont profondément attachés ».
Vous parlez des hommes politiques français et européens, mais ailleurs beaucoup d’autres sont convaincus du contraire. En France même les opinions évoluent, on pense de plus en plus que la décarbonation n’est qu’une vaste fumisterie dans la mesure où le CO2 n’y est pour quasiment rien quant au climat, et l’on pense de plus en plus qu’il va falloir sortir du pacte vert si l’on veut préserver notre compétitivité.
Vous dites que « les faits finiront par l’emporter sur les slogans ». Espérons-le et le plus vite sera le mieux.
@Zagros
Mais comment , nos dirigeants, qui organisent des congrès pour mettre en oeuvre l’IA, ne la laisse pas promouvoir la gestion du futur energétique de la planète qui dépasse les politiques qui ferment nos centrales nucléaires ou dépensent du fric pour construire des éoliennes au lieu de nouveaux EPR
Si la dette augmente encore de 500 milliards (elle sera déjà à 3600 milliards à la fin 2025) d’ici 2030 pour cause de décarbonation, il faut rajouter à ce triste bilan le coût supplémentaire engendré par le service de la dette, actuellement d’environ 65 milliards annuels (le budget de l’Education Nationale !) pouvant très facilement passer à plus de 100 ou 150 milliards en cas de hausse des taux d’intérêts du fait de la dégradation de la note de la France ou d’autres facteurs conjoncturels planétaires.
On prend peur en songeant aux graves conséquences sociales qu’une telle obstination sur le “Green Deal” pourrait entrainer, alors qu’un moratoire de 5 ou 10 ans sur cette folie, qui n’aura quasiment AUCUN impact sur l’évolution des températures globales, permettrait à la France de sortir la tête hors de l’eau et de reprendre la maitrise de ses finances et de son économie.
On est chez les fous !
La part du climatoscepticisme dans l’opinion française avoisinerait les 40% actuellement (il est majoritaire aux USA) mais dans la politicomédiasphère il est quasiment inexistant. Je doute fort d’un retournement à 180° de cette idéologie tellement bien enracinée dans le discours politique et le bourrage de crâne médiatique quotidien.
Ce que dit R. P., c’est que même sans remettre en cause la doxa « climatique », en s’en tenant aux projections du GIEC, nos politiques de « décarbonation » sont absurdes. Je suis moins optimiste que lui sur le triomphe des faits sur l’idéologie. La décarbonation est une religion pour tous nos politiciens et l’essentiel des médias.
Commençons par « désagenciser », l’action publique !
4 milliards donnés à l’Ademe pour instruire les français sur la façon de lessiver leurs vêtements… A hurler de rire…Quoique… si l’on considère leurs autres projets éoliens ou photovoltaïques, c’est peut-être celui qui est le plus sensé…
Rémy, merci pour votre article documenté et précis, pour votre hauteur de vue et pour votre esprit de synthèse.
Sauf erreur de ma part, l’explication est donnée pour tous les pays atypiques (dans le bon sens) sauf la Suisse : quelle pourrait-elle être ?