Propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat, épisode 1 : le mythe du transfert modal

L’Association des climato-réalistes a annoncé son engagement contre les propositions de la Convention citoyenne pour le climat, et appelle tous les citoyens à diffuser ses arguments le plus largement possible. Aujourd’hui, Rémy Prud’homme, économiste membre de notre comité scientifique, analyse sans concession les propositions sur le fret et la circulation des poids lourds. De quoi penser autrement qu’au travers de bonnes intentions mal informées.

Le mythe du transfert modal

par Rémy Pru’homme : professeur des universités (émérite)

La Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) propose de « réduire la circulation des poids lourds en permettant un report modal vers le ferroviaire ou le fluvial » du transport de marchandises. Cet objectif (B1) est décliné en 7 propositions (B1.1 à B1.7). L’objectif clé est de « doubler la part du transport ferroviaire d’ici 2030 ». La CCC nous offre ici un bel exemple de recyclage, de « politique circulaire ». Il est en effet difficile d’imaginer un objectif plus ressassé, et plus rassis, que ce doublement. On ne compte plus les « plans fret » qui l’ont proclamé, du plan Gayssot de 2000 (qui visait même un triplement) au plan Véron de 2006 et au Grenelle de l’Environnement de 2007, avec de jolis paquets de milliards d’euros à la clé. Tous ces plans tirés sur la comète ont lamentablement échoué. Loin d’augmenter, le  fret ferroviaire a constamment diminué, en quantité et en part.

La mesure du transport

Il est devenu presque négligeable. On le mesure habituellement en quantités physiques, en tonnes*km. Ainsi apprécié, le ferroviaire représente 10% du transport de marchandises (et le fret fluvial 2%). Mais cette façon d’évaluer une activité économique est désuète et trompeuse. On l’a longtemps utilisée pour tous les secteurs : on mesurait la production de la métallurgie en millions de tonnes d‘acier, celle du textile en millions de mètres (carrés), ou celle de l’agriculture en millions de quintaux de céréales. On a compris que ces unités étaient trop disparates pour pouvoir être additionnées ou comparées. Personne aujourd’hui n’utiliserait la tonne produite pour évaluer l’importance relative de la chimie fine (pharmacie, parfums) et celle la chimie lourde (engrais, acide sulfurique). Dans tous les secteurs de l’économie, on exprime la production en valeur : en chiffre d’affaire ou (mieux encore) en valeur ajoutée. Il faut procéder de la même façon pour le transport de marchandises. Que voit-on ? Que le chiffre d’affaire du fret (ce que payent les chargeurs pour faire transporter leurs marchandises) est de 1,2 milliards par an ; et que celui du transport routier est de 95 milliards (et celui du transport fluvial de 0,4 G€). On constate que le fret ferroviaire représente actuellement, en termes d’utilité sociale, à peine plus de 1% du transport de marchandises. On voit aussi que pour le transport d’une tonne*km de marchandises les chargeurs paient environ 13 fois plus pour un transport par la route que pour un transport par le rail, parce que l’utilité service rendu est complètement différente.   

La politique du transport 

Cette réalité n’est pas du tout le résultat d’une préférence politique pour le transport routier. Bien au contraire. Les politiques engagées sont favorables au rail et défavorable à la route. Le fret ferroviaire est lourdement subventionné, alors que le fret routier est lourdement taxé. On connaît assez bien le véritable déficit de la SNCF, défini comme ce que les usagers payent moins ce que la SNCF dépense, qui s’élève à environ 12 milliards par an, financé par des subventions diverses ou par une augmentation de dette (effacée de temps en temps). Sa répartition entre les différentes activités de la SNCF (TGV, fret, etc.) est un secret d’Etat, mais le fret doit bien en représenter le quart ou le tiers. Le fret ferroviaire est donc subventionné à hauteur de 3 ou 4 milliards par an. 

Le fret routier au contraire paye toutes sortes de taxes dites « spécifiques », en plus des taxes ordinaires (TVA, impôt sur les sociétés, etc.) frappant toutes les entreprises. La plus importante est la TICPE, qui frappe le gazole, à hauteur d’environ 60 centimes/litres. Les transporteurs routiers bénéficient d’un remboursement partiel, qui est actuellement d’un peu moins de 16 centimes/litres. Ils payent donc une TIPCE au taux de 44 centimes/litre. Cette taxe est elle-même imposée au titre de la TVA à 20%. L’impôt spécifique qu’il payent est donc de 53 centimes par litre. Au cours des années récentes, le taux de ce prélèvement a augmenté, à la fois parce que la TIPCE sur le gazole a augmenté du fait de son alignement sur la TIPCE de l’essence, et parce que le taux du remboursement partiel pour les poids lourds a diminué. En multipliant par le gazole consommé par les poids lourds, on obtient une taxe spécifique annuelle payée par les poids lourds d’environ 5 milliards d’euros (sans compter la taxe payée par les véhicules utilitaires légers, pour un montant presque aussi élevé).

Si nos conventionnels avaient été informés de ces données et chiffres de base, ils n’auraient sans doute pas avalé aussi aveuglément le mythe du transfert modal. Il ne suffit pas en effet de penser que le camion c’est le vice et le train la vertu, et de répéter : yaka pénaliser plus la route et faucon subventionne davantage le rail, pour obtenir les résultats que l’on prétend atteindre. Il est en effet facile de voir que les mesures préconisées seront : (i) inefficaces en termes de changement modal, (ii) inutiles en termes de CO2, et (iii), dangereuses en termes de développement économique.

Mesures inefficaces en termes de changement modal

Les raisons du peu d’appétit des chargeurs pour le ferroviaire sont bien connues. Le domaine de pertinence du rail est le transport de marchandises lourdes, en grandes quantités, sur de longues distances, et pas pressées, comme par exemple le transport de charbon aux États-Unis. Ce domaine existe, même en France, mais il est petit, et il tend à rétrécir. La plupart des envois sont légers, variés, sur de courtes distances, avec de fortes contraintes de temps. Le train peut aller vite, mais le transport par train est lent. La marchandise doit être transportée en camion de l’usine à la gare, attendre un train qui l’emmène à une gare de triage, être transférée sur un autre train, puis transportée à la gare proche de la destination, être confiée à un autre camion pour être enfin livrée. Tout cela prend des jours, alors que le transport en camion, qui va de porte à porte, met des heures. Pour transporter du sable, cela n’est peut-être pas trop grave, mais pour des légumes frais ou des pièces détachées, cela n’est pas acceptable. Le désir de local, hautement affiché par ailleurs par la CCC, joue évidemment fortement contre le transport ferroviaire. La grande majorité des « envois » effectués en camion ne peuvent tout simplement pas être effectués en chemin de fer.

Ce ne sont pas les « autoroutes de fret ferroviaires sur des trajets déterminés » (proposition B1.2) qui vont renverser la tendance. Ce serpent de mer figure dans tous les plans fret. On en a créé ou essayé de créer plusieurs. Avec des subventions importantes, et un succès médiocre. Dans un rapport de 2017, la Cour des comptes écrit : « les deux autoroutes ferroviaires en fonction ont transporté 70 000 semi- remorques, très en deça de l’objectif de 500 000 camions fixé pour 2020 par le Grenelle de l’Environnement », et déplore « l’échec coûteux de l’itinéraire atlantique (Hendaye – hauts de France)».

Mesures peu importantes en termes de CO2

Pour que le transfert modal (du camion vers le rail) cause une diminution des rejets de CO2, il faut que les rejets unitaires de CO2 (les rejets par tonne*km ou par euro de transport) du rail soient inférieurs aux rejets unitaires du camion. Est-ce bien le cas ? 

Le rapport de la CCC contient des chiffres qui montrent que non. Il donne (p. 160) les rejets des poids lourds (19% des rejets du transport, eux-mêmes égaux à 31% des rejets de la France, soit 18,7 Mt de CO2) et ceux du rail et du fluvial (3% des rejets du transport, soit 2,95 Mt). Les poids lourds transportent 293 milliards de tonnes*km ; le rail et le fluvial en transportent 39. À la tonne*km transportée, le routier rejette 64 grammes de CO2 alors que le ferroviaire-fluvial en rejette 76 grammes, soit 19% de plus. Un transfert modal du premier mode vers le second a donc pour effet, selon la CCC,  d’augmenter, pas de diminuer, les rejets de CO2. Chacun peut le calculer – sauf les 150 citoyens tirés au sort et la centaine d’ « experts » qui les ont « assistés ». En réalité, les chiffres de la CCC sont grossièrement inexacts et celui-ci se tire une balle dans le pied – ce qui en dit long sur l’amateurisme de l’opération. Les rejets unitaires des camions sont en fait plus élevés que ceux du rail et du fluvial. 

Selon le CITEPA, l’organisme semi-public qui fait autorité en matière de mesure des rejets polluants en France, les rejets de CO2 des poids lourds s’élèvent à 24 millions de tonnes (Mt), et ceux du transport de marchandises par le rail et le fluvial à 0,5 Mt. Lorsque l’on mesure le transport de marchandises en tonnes*km (293 Gt*k pour la route, 39 Gt pour le rail et l’eau), on calcule que la route rejette 82 grammes de CO2 par tonne*km, et que le rail et l’eau en rejettent 13 grammes. Dans cette hypothèse, un impossible doublement du fret ferroviaire et fluvial permettrait une diminution de 2,7 Mt de rejets de CO2

Si on mesure le transport de marchandises en valeur (95 G€ pour la route, 1,6 G€ pour le fret ferroviaire et fluvial, selon URF, Faits & Chiffres 2019, p. 116), les rejets de CO2 par euro de vente de transport sont assez comparables (260 grammes pour les camions, 310 grammes pour le rail et le fluvial). Le toujours impossible doublement du fret ferroviaire et fluvial engendrerait une augmentation des rejets de CO2 de 80 mille tonnes.

Mesures dangereuses en termes économiques

Si les mesures proposées pour atteindre cet objectif assez peu écologique étaient innocentes, on pourrait se contenter d’en sourire, ou d’en rire. Mais ce n’est hélas pas le cas. Ces mesures sont de trois ordres : des augmentations des subventions publiques au rail et au fluvial, des augmentations des impôts sur l’activité du routier, des interdictions et des contraintes relatives au routier. La CCC, qui n’aime guère les chiffres, n’évalue pas les coûts qu’impliquent ces mesures : quand on aime, on ne compte pas. On se contentera ici de deux observations. 

La première porte sur le langage. La CCC préconise l’augmentation des impôts spécifiques qui pèsent sur le transport routier. C’est son droit. Ce qui l’est moins, c’est de cacher cette augmentation en parlant de « sortir progressivement des avantages fiscaux sur le gazole » (p. 198). Comme on l’a vu plus haut, le gazole utilisé par le transport routier paye une taxe spécifique de 53 centimes par litre. Le coût hors TVA du gazole est actuellement de 65 c/l. La taxe spécifique payée par le fret routier sur le carburant s’élève donc à près de 82% du prix hors-taxe. C’est un taux très élevé. Il n’y a que deux produits taxés plus lourdement en France : le tabac, et l’essence. Parler « d’avantage fiscal » pour décrire la situation du troisième produit le plus taxé du pays est ridicule, et même indécent. Le gazole est certes un peu moins taxé que l’essence, et le gazole des camions un peu moins que celui des voitures particulières, mais à ce compte là tous les produits consommés en France (à la seule exception du tabac et de l’essence), des chaussures au train en passant par le champagne, bénéficient, bien plus que le gazole, d’ « avantages fiscaux ». Cet écart de langage n’est pas anodin. Il procède pour partie d’une ignorance des réalités soigneusement entretenue et pour partie d’une volonté de désinformation assumée.

La seconde est une évidence. Parce que le transport routier représente, en valeur, presque 99% du transport de marchandises, surtaxer et contraindre le transport routier c’est surtaxer et contraindre le transport tout court. C’est attaquer la mobilité. Les augmentations de coûts proposées engendreront des augmentations de prix et des diminutions des volumes transportés. Cela veut dire disparition d’entreprises et d’emplois dans le secteur du transport routier d’une part, et diminution de l’efficacité économique du pays tout entier : exactement le contraire de ce dont nous avons besoin pour sortir de la terrible récession dans laquelle nous entrons.

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