Par Rémy Prud’homme, professeur des universités (émérite).
Jamais la référence et la révérence à la Science n’auront été aussi constantes. Politiciens et journalistes, dont la formation, en France, est généralement littéraire, n’ont que le mot de science à la bouche. Ils répètent à l’envi que leurs décisions ou leurs commentaires sont dictés par la science. Cela n’est pas nouveau. Déjà, les communistes s’appuyaient sur le socialisme « scientifique », comme Hitler sur la « science des races » ; et les Verts font pousser des éoliennes au nom de la « science écologique », bizarrement personnifiée par une apôtre de l’école buissonnière, Sainte Greta. Mais par ces temps de pandémie, le recours à la béquille scientifique s’amplifie. Il faut sans doute s’en réjouir, mais en même temps s’en méfier, tant la notion de science s’est élargie, et diversifiée.
Au 20ème siècle, pour le meilleur et pour le pire, les Etats ont mis le nez dans, et la main sur, la recherche et la science
Au 19ème siècle, et même au début du 20ème siècle (lorsque Max Weber réfléchissait sur le politique et le scientifique – il disait : le savant), l’ensemble des « scientifiques » était peu nombreux, et assez homogène : des hommes (plus rarement des femmes) qui consacraient leur fortune personnelle ou leur chaire universitaire à des recherches désintéressées, partagées dans des sociétés savantes et des académies indépendantes. Au 20ème siècle, pour le meilleur et pour le pire, les Etats ont mis le nez dans, et la main sur, la recherche et la science. A des degrés divers : presque totalement dans les pays totalitaires comme l’URSS, assez peu dans les pays libéraux comme les Etats-Unis, en grande partie dans un pays comme la France. Il y a un siècle, le ministre de la Recherche était une espèce inconnue; aujourd’hui, tous les pays (sauf les Etats-Unis) en ont au moins un.
On assiste ainsi à un dédoublement de la science
Il en résulte un dédoublement de la science. On a d’un côté la science étatique, avec ses instituts, ses comités, ses commissions, ses fonds, ses priorités, ses programmes, ses agences ; et d’un autre côté, la science indépendante, principalement universitaire. La première fonctionne de haut en bas, hiérarchiquement: les directeurs de tous ces instituts, du CNRS à l’INSERM ou à l’IRD ou l’INRETS-IFSTTAR, sont nommés en conseil des ministres ; ils choisissent et promeuvent leurs employés ; ils mettent en œuvre les « priorités de recherche » ministérielles, et ils rendent compte à ce qu’ils appellent eux-mêmes leurs « autorités de tutelle ». La seconde fonctionne de bas en haut, comme la science du 19ème siècle, avec des professeurs sans maîtres, cooptés et promus par leurs pairs. Les politiques « inspirent » les scientifiques d’Etat, qui leur servent ensuite de caution, dans un fascinant jeu de miroirs réciproques. On l’a bien vu avec l’histoire des masques : il n’y en avait pas ; les scientifiques d’Etat se sont précipités pour expliquer que les masques étaient inutiles ou nuisibles ; les politiques ont brandi ces déclarations « scientifiques » pour dissimuler leur impréparation. Demain, si nous avons des masques, les mêmes scientifiques d’Etat se mettront en quatre pour nous expliquer la nécessité d’en porter.
La mauvaise science chasse la bonne
Il en va de la science comme des trains : une science peut en cacher une autre. Ou comme de la monnaie : la mauvaise chasse la bonne. Bien entendu, et heureusement, cette dichotomie n’est pas absolue. Certains des bureaucrates de la science sont d’anciens scientifiques (pas tous : nombreux sont les directeurs d’instituts nommés par décret qui n’ont jamais obtenu le moindre doctorat, ni publié grand chose). Ils ont sous leurs ordres d’authentiques chercheurs. Les cas de collaboration entre les deux sciences sont fréquents. Il n’en reste pas moins que la distinction entre science d’Etat et science indépendante est bien réelle, et qu’elle éclaire la relation entre science et politique. Si Durkheim revenait parmi nous, il transformerait son célèbre dialogue en un trilogue – entre politique, savant et bureaucrate.
On retrouve, avec un grossissement caricatural, ce dédoublement au niveau européen et international. La Commission Européenne attache beaucoup d’importance à la science et à la recherche. Elle dispose à cet effet d’un Commissaire, et d’une « Direction Générale », qui dépense des sommes considérables, et qui s’est dotée d’une Agence exécutive pour la recherche, d’un centre commun de recherche, d’un Conseil européen de recherche (et j’en oublie sûrement). Elle est un exemplaire et douillet nid de scientifiques d’Etat. Ses dirigeants (le DG, et les deux DG-adjoints) sont d’honorables bureaucrates qui ont fait de brèves études littéraires et n’ont jamais conduit la moindre recherche, – mais qui sont passés par le cabinet de différents Commissaires.
Le cas extravagant de l’Organisation Mondiale de la Santé
Plus extravagant encore est le cas de l’OMS. Cette agence des Nations-Unies, présentée comme un puits de science sur la santé, s’est illustrée dans la crise du Covid-19 en affirmant (le 23 janvier) qu’il n’y avait « aucune preuve de la transmission d’homme à homme de la maladie », et en refusant d’y voir une « urgence globale ». Elle attendra (le 11 mars) pour parler de « pandémie globale », et s’opposait encore en avril au port de masques. Cette institution soi-disant scientifique est totalement politisée : elle a été jusqu’à désigner le despote qui a ruiné le Zimbabwe, Robert Mugabe, comme son « ambassadeur ». Parmi ses 7000 fonctionnaires, il doit bien y avoir quelques centaines d’authentiques scientifiques. Mais il faut être un ministre ou un journaliste français pour croire dur comme fer dans le sérieux scientifique des études et les déclarations qui émanent de l’OMS. Au risque de se faire insulter, ajoutons que les mêmes causes produisant les mêmes effets, le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), cette autre agence des Nations-Unies appartient, sur un mode moins caricatural, au même type de science d’Etat.